La revue Chiche a du chien, de l’allure si vous préférez, une façon bien à elle de se matérialiser, là, sous nos yeux, dans nos mains : la densité du papier, un format agréable et généreux (21×31), une mise en page aérée, des variations typographiques, une alternance entre les écrits et les images (photos, dessins, peintures). On sent que la conception de l’ensemble est particulièrement soignée, que « le temps du montage », comme disent les co-fondateurs Alyson Onana Zobo et David Bonnand, a été pris comme on prend le temps de la réflexion. Dans sa forme, oui, l’objet fait tout de suite envie.
Sur le fond, en revanche, la revue n’est pas d’un accès aisé. C’est le propre des publications qui, comme celle-ci, se veulent avant tout « lieu d’expérimentation ». Disons que le contenu de la revue se mérite. L’entrée dans les textes, la découverte de ces écritures toutes plus inventives les unes que les autres requièrent patience et progressivité ; parfois, pour telle ou telle contribution, on s’y reprend plusieurs fois pour en apprécier pleinement la portée ou l’intention. Au total, une quinzaine de propositions déclinent le thème Persona dans toutes ses subtilités : « Persona, per-sonare, parler à travers. Persona, le masque, l’objet qui dissimule, qui représente, qui imite le visage. Personnage, personne, caractère. Persona pour les spectres et les images-fantômes, pour l’essence du visible et les objets à métamorphoser, pour notre mémoire qui ne serait pas tout à fait nôtre et la question du double. Et pour peut-être se faire une idée de qui est là, de quoi est là. »
Sous l’apparente variété des approches, on peut toutefois relever certaines convergences : il y est beaucoup question de frontières, de lisières, de limites. Entre la réalité et le rêve, entre l’apparition et la disparition, entre la trace et l’effacement, entre le visible et l’invisible, entre les vivants et les morts. Ces divers états d’entre-deux reflètent l’instabilité de nos situations de vie, de nos souvenirs, de nos perceptions. Et mettent en doute, même, la fiabilité du langage dans sa prétention à dire ce qui est, à saisir et retenir quelque chose de notre rapport au monde ou à l’autre. La présence – des êtres, des objets, des paysages – se fait incertaine souvent, comme si la matière du monde n’attendait qu’une chose : se transformer.
De ce point de vue, il s’agit pour les participants de ce Chiche n° 3 d’interroger et/ou d’interpréter les intersignes qui nous entourent, de se glisser dans les interstices qui apparaissent parmi les mots, de considérer les intervalles dans l’espace ou le temps. Le texte de la photographe Aurélie Scouarnec, qui prolonge plus qu’il ne les commente ses clichés dégageant une impression de mystère, est sans doute le plus explicite quant à cette volonté globale, moins programmatique que problématique, de capter l’indécision des formes et du sens : « Corps, matières et lieux dilués dans un même bruissement », écrit-elle à un moment. Même chose dans la déambulation urbaine de Madlen Roy : on ne sait qui, du décor ou du passant, regarde l’autre, qui se transforme au contact de l’autre. Cet arpentage de la ville tient d’ailleurs du funambulisme, le/la narrateur/trice avançant sur un fil tendu entre le réel et l’imaginaire. Ailleurs, ritournelle entêtante en écho à Gertrude Stein et Hélène Bessette (Charlotte Hubert en tandem avec Clélia Barbut), litanie et inventaire proches de l’écriture automatique (Philippe Labaune, Tomas Sidoli), dialogue de voix enchevêtrées (Grace Seri), intercession quasi médiumnique (Suzanne Doppelt) et même, mais oui, décodage de certains passages du Code civil (Grégoire Sourice) donnent entre autres choses à voir et à entendre, dans sa confusion et ses effusions, l’être-là fictionnel ou réel que l’on se choisit ou, au contraire, que l’on subit plus ou moins.
Poétique souvent, presque spirite par moments, cette livraison a indéniablement de quoi vous surprendre. Nous, en tout cas, elle nous a écarquillé les yeux comme ceux de la tête bleue, une créature drôlement expressive, réalisée par Hervé Esnault et reproduite au centre de la revue.
Anthony Dufraisse