Millet à la loupe

 

Il y a assurément et profitablement à glaner dans la dernière livraison des Moments littéraires qui n’a peut-être d’ailleurs jamais si bien porté son sous-titre : la revue de l’écrit intime. Car, oui, de l’intime il est question dans ce 50e numéro, en long, en large et en profondeur. D’abord, bien sûr, dans le dossier (un portrait + un entretien + un inédit) qui ouvre le numéro, consacré à Catherine Millet, auteur, est-il besoin de le rappeler, de La Vie sexuelle de Catherine M., mais aussi de Jour de souffrance, Une enfance de rêve, et du récent Commencements, livres qui forment un ensemble que l’on pourrait qualifier de suite autobiographique. Ensuite, dans le portfolio qui contient les portraits physiques/métaphysiques de Madame L. par le photographe Jean Rault ou dans la liste époustouflante des morts épinglés délicatement par Ève Morcrette. Enfin, dans les extraits du journal d’Henri Raczymow ou dans celui, épistolaire, de Juliette Drouet à l’adresse de Victor Hugo.

 

 

Catherine Millet donc, pour commencer. Et qui mieux que Jacques Henric, mari de, pour parler, justement, du commencement : la rencontre d’une voix – lui, entendu par elle – et d’une signature – elle, vue par lui – au bas d’un article sur l’art contemporain, le souvenir d’un geste, son index qui s’approche de sa main qui s’approche de sa cuisse, doigt qui « a suivi la ligne turquoise, sinueuse, que dessinaient les veinules de son poignet », une image d’elle avec lui, en lui, qui se forme, se déforme, entre « désordre » et « cohérence », comme s’il s’agissait de saisir l’insaisissable, ou de la laisser aller dans son dessaisissement : le fantôme de l’amour qui est aussi bien le fantôme de Catherine Millet : « Quelle est ta vérité ? S’agissant de la femme aimée, bien prétentieux, bien fou qui prétendrait la connaître. »

 

Catherine Millet, encore, pour dialoguer. Rarement entretien n’aura été conduit (par Gilbert Moreau) avec autant de tact et de persévérance, comme une tentative de révéler Millet à Catherine, comment et pourquoi elle est devenue écrivain, même si la question est plus facile, on s’en doute, que la réponse. Ainsi de cette image qui advient au détour d’un propos sur la transmission parentale, un insight en direct (l’insight qui est peut-être au cœur, ou le moteur, de l’écriture de Catherine Millet, une écriture au présent…) : « J’aimais beaucoup mon père. Je m’en suis rendu compte quand j’ai commencé à avoir avec lui des rapports d’adulte à adulte. J’ai vu que cet homme avait souffert, souffrait, mais qu’il faisait avec. Vous me faites dire une chose que je ne me suis jamais formulée. Si je ferme les yeux et que j’imagine mon père, je vois un homme qui essayait de traverser cette violence… »

 

Catherine Millet, toujours, pour enfoncer le clou. Dans « Une sorte de Trappe », l’écrivain revient sur les années qui ont suivi la parution de La Vie sexuelle de Catherine M., les rencontres avec le public, des lecteurs qui lui ont parfois ouvert les yeux sur des pratiques (artistiques, sexuelles, d’écriture) et leurs affinités, tel cet ami artiste qui note « une analogie entre le caractère répétitif de l’acte sexuel… et les formes d’art dites « sérielles ». Le texte se clôt sur l’évocation de deux œuvres (Lobby de Richard Hamilton et les Mirrored cubes de Robert Morris) où la mise en abîme le dispute avec le vide et l’infinité de ce même vide. Vertige d’une ouverture.

 

Est-ce une suite, ou une série, voire des séquences que ces portraits au long cours de Madame L. par Jean Rault ? Toujours est-il qu’on croit apercevoir dans ces mises en scène qui sont autant de mises en espace d’une femme nue chez elle, le prolongement de ce questionnement autour du vide et de son infinité évoquée plus haut. Luc Lang ne parle-t-il pas à ce propos « d’un événement qui serait étrangement celui d’une impossible rencontre. Le présent comme un abîme » ? Ouverture d’un vertige…

 

Mais laissons le regardeur juge, tout comme on le laisse témoin de cette énumération de morts (encore une série, une suite…) que nous délivre, et dont semble se délivrer, Ève Morcrette (ce nom…), manière de se pencher à son tour sur l’abîme, elle qui d’ordinaire photographie des nus féminins. « Mes petits arrangements avec la mort » est une traversée de « l’absence et du vide », un art d’accommoder et de s’accommoder de la disparition, de s’approcher avec les mots d’une image qui insiste, résiste, persiste : « L’image arrêtée, c’est une représentation de la mort. Probablement que, grâce à l’existence d’un temps inhabituel, celui de l’ouverture d’un obturateur, la vie et la mort peuvent exister différemment. »

 

Ce temps inhabituel que le lecteur pourra éprouver, presque littéralement, en lisant des extraits du Journal d’un égoïste d’Henri Raczymow, tenu pendant l’épidémie de COVID. Une prose sans affectation aucune, mais pleine d’affection : « Que devient Raphaële Billetdoux, au nom si doux, que l’on voyait jadis chez Bernard Pivot, ravissante ? Que devient Chantal Chawaf ? Que devient Catherine Rihoit ? ». Ou en se reportant à celui, épistolaire, de Juliette Drouet commenté de main de maîtresse par Florence Naugrette. Cinquante années de lettres, pas moins ! Une « œuvre à part entière » écrit cette dernière, « conçue comme sans y penser dans l’orbe et le sillage de Victor Hugo ». Retour, après quelques détours, à l’amour du commencement…

 

Roger-Yves Roche