Heureux qui comme Pierre Michon a désormais des Cahiers à son nom. Et des Cahiers fort studieux, copieux et, ce qui est le plus important, très intéressants. Ils le seront d’autant plus pour le lecteur qui connaît un peu (c’est tout de même préférable) l’œuvre michonienne (Vies minuscules, Les Onze, Le roi vient quand il veut, Rimbaud le fils, Vie de Joseph Roulin, etc.). Studieux, en effet, ces premiers Cahiers : cette revue initiée par l’Association des Amis de Pierre Michon et placée sous la direction du duo d’universitaires Agnès Castiglione et Denis Labouret, publie ici pour l’essentiel les communications présentées dans le cadre d’un colloque qui s’est tenu à la Sorbonne Nouvelle au printemps 2022. Copieux, aussi, car ce numéro inaugural comporte quelque 270 pages bien tassées, ponctuées ça et là de pages issues des carnets de travail de Pierre Michon reproduites en fac-similé. Et très intéressants, enfin : le thème retenu pour cette première livraison – « Pierre Michon et le XIXe siècle » – constitue une porte d’entrée idéale dans l’imaginaire d’un écrivain dont le tandem chapeautant la publication nous rappelle d’emblée qu’ « il est nourri de Balzac, Michelet, Hugo, Flaubert ou Rimbaud, sans parler des peintres Goya, Manet ou Van Gogh, des photographes Nadar et Carjat et de la cohorte des ‘’barbichus de la IIIe République’’ ».
Mais revenons plus en détail sur les grandes orientations de cette revue annuelle à la facture sobre et soignée. « L’œuvre de Pierre Michon interroge avec une constance sans exemple, et d’une manière très personnelle, le XIXe siècle littéraire et culturel », écrit dans son avant-propos Henri Scepi, grand spécialiste de la période. « Le XIXe siècle de Pierre Michon, qu’il soit d’inspiration littéraire ou d’origine familiale, dessine dans l’écriture – et par elle – cette ligne du temps qui s’emploie à faire lieu, à renouer l’éparpillé, dans l’expérience irrémédiable du deuil et de la perte », écrit-il encore. « Un siècle, dit-il plus loin, intimement associé à une idée de la littérature, à une mémoire partagée de la grandeur et à un état chronique de mélancolie collective et individuelle ». Dans leur introduction, Stéphane Chaudier et Guillaume Ménard insistent ensuite eux aussi sur l’importance princeps, pour l’écrivain, de cette période : « Le XIXe siècle est le ‘’grand siècle’’ de Michon ; il est cet inspirateur, ce siècle-muse dont Michon mieux que quiconque aurait percé le mystère, transformant ce qui pourrait n’être qu’une tradition fossilisée en source vive. »
Reprenons cette image et disons que la dizaine d’études rassemblées ici remonte, chacune par son chemin propre, à cette source vive qui irrigue l’œuvre de l’écrivain creusois. Et la source bouillonne à gros remous, qu’on en juge : le Booz endormi de Victor Hugo, Lucien Chardon le héros balzacien des Illusions perdues, la comète poétique Rimbaud, la prose matricielle de Flaubert, la puissance évocatrice du verbe de l’historien Jules Michelet, pour ne citer que quelques exemples de traces. Ce dernier mot, on le retrouve d’ailleurs sous la plume d’Isabelle Daunais quand elle parle d’un intérêt de Michon pour le XIXe siècle « non pas en lui-même ou pour lui-même, mais en tant qu’il est en rapport avec nous, qu’il a laissé partout ses traces et qu’il nous éclaire ». En convoquant telle ou telle figure « du panthéon littéraire michonien » (Jordi Brahamcha-Marin), on assiste donc à un théâtre d’ombres vives, des ombres qui s’animent sous nos yeux grâce à un Pierre Michon que l’on peut voir comme régisseur lumière s’invitant sur scène, celle des livres qu’il a écrits, bien sûr. Bref, les auteurs de ce numéro tressent la silhouette d’un Michon, à leurs yeux « contemporain classique », avec les figures maîtresses d’un temps passé qui l’inspire, d’une époque qu’il a, d’un livre l’autre, comme aspirée.
Dans la section des comptes-rendus, signés Jacques Le Gall, on croise certaines des problématiques abordées dans le dossier. Les ouvrages d’Annie Mavrakis (L’Atelier Michon, Presses Universitaires de Vincennes) et celui de Laurent Demanze (Pierre Michon. L’envers de l’histoire, Corti) y font l’objet de recensions. Quand Le Gall, lisant l’essai de ce dernier, écrit : « Le contemporain n’est ni l’appartenance à une même génération ni une simultanéité mais un entrecroisement de temps discordants, un renversement au moyen duquel le texte renoue avec l’antérieur, pénètre dans l’archaïque nuit des temps », on se dit que c’est là, somme toute, ce qui caractérise le rapport profond que Michon entretient avec le XIXe siècle. Et ce que, donc, tout le dossier de la revue s’est employé à mettre en avant et en relief. De même, et toujours dans cette note de lecture sur Demanze, lorsque Le Gall évoque l’usage que Michon fait de ses carnets – « Les carnets de l’écrivain sont des alambics (…). Revenances intempestives et renversements alchimiques peuvent permettre de retourner les signes, de transmuer d’obscures existences, d’inverser le cours du temps » –, on peut là encore entendre ces propos comme un écho synthétique du dossier. S’ouvrant – on ne l’a pas dit jusqu’ici – sur des textes de Pierre Michon consacrés à Hugo, Flaubert, Michelet – et donnant aussi à lire des « salutations » (autrement dit des créations libres, hors dossier), cette revue fait donc œuvre de distillation pour, sous la chaleur de l’érudition et de l’amitié, extraire des éléments constituant le cœur et les nerfs du corpus michonien.
Anthony Dufraisse