Les dé(s) sont jetés

 

Pour notre plus grand plaisir, car elle est originale et bien sympathique, revoilà Affixe, jolie petite revue toquée de ces petits éléments – les affixes, donc – ajoutés à un radical pour former un mot. Ici même nous avions accueilli avec intérêt le premier numéro, paru au début de l’année 2023.  Toujours pilotée par le duo Tugdual de Morel et Elie Petit, la revue remet ça aujourd’hui : après une livraison inaugurale consacrée au suffixe –ment, c’est le préfixe dé–, cette fois, qui fait sa loi. Celles et ceux qui se prêtent au jeu et lancent les dé(s) ? Il y a, dans l’ordre alphabétique, Samantha Barendson, Camille Bleker, Dorothée Coll, Aline Dethise, Gabriel Gauthier, Gaspard-Marie Janvier, Lou Kanche, Nathalie Koble, Emmanuelle Riendeau, Maria Roubstova, Lucie Taïeb et Paul Vermersch. « Leurs textes donnent à lire une perte de sens et d’intérêt moderne et familière, le rêve d’une Russie demain, un sentiment amoureux très vulnérable, un souhait malherbien, un songe magrittien, une prière intranquille, un rite aussi macabre qu’impromptu,  une mise au point écologiste, un jeu de résurrection… S’y entremêlent trois entretiens poétiques », résume le tandem des fondateurs dans son avant-propos. Développons un peu, au hasard des contributions…

 

La narratrice d’Emmanuelle Riendeau se laisse aller à sa « démotivation » toute salariale qui est, dit-elle, « une dévotion sous-payée ». Au boulot en particulier et au quotidien de plus en plus, ses « désertions s’accumulent » ; la voilà travaillée par le désinvestissement (et bientôt, c’est à craindre, par la déprime ?). Maria Roubstova rêve d’un grand mouvement de « dépoutinisation » généralisé. Ce qui impliquerait, pêle-mêle : désarmement, dénucléarisation, démilitarisation, désoligarchisation, dépatriarcalisation, détoxification… Tout un programme ukrainien, quoi. Dorothée Coll semble pour sa part aspirer à une écriture sans dé–, c’est-à-dire sans détour ni déception, ni débordement non plus. Seulement voilà, écrire c’est toujours se dédire, un peu ou beaucoup ; on appelle ça ratures, biffures, retouches, etc.  De son côté Lou Kanche procède à des associations d’images ; on passe ainsi de défaire à détruire, de décomposer à démembrer, entre autres mots-clés. Sa contribution a quelque chose d’un dédale psychanalytique dans lequel elle chercherait une éventuelle signalétique. Pour mieux s’orienter, se comprendre, avancer. Son tour venu, plus didactique, Gaspard-Marie Janvier se penche sur les enjeux éthiques que recouvre l’utilisation, tout sauf innocente, des termes réchauffement et dérèglement – climatique, en l’occurrence. Car il y a bel et bien un « écart » entre les deux, ils ne sont pas synonymes : si le mot réchauffement est scientifique (« parce qu’il peut faire l’objet de mesures, d’analyses, de débats, de controverses, tant quant à ses causes qu’à ses conséquences »), celui de dérèglement est politique (« il cautionne cette idée que rien ne doit arrêter l’humanité dans son hubris de maîtrise totale, non seulement sur la vie, mais sur le cosmos même »).  Quant à Nathalie Koble, d’humeur joueuse, elle dépoussière des dizaines de mots désuets tirés de vieux dicos, et nous invite à en (re)trouver la définition. Saurez-vous ainsi, sans consulter ni messieurs Larousse et Robert, ni madame Wikipédia, dire ce que signifie débattement, débarbeter, désabrié ou encore départison ?

 

Anthony Dufraisse