Contrairement à l’habitude, ce n’est pas une mais deux publications qui sont, aujourd’hui, au programme de cette chronique. Commençons sans tarder par la plus récente, le trimestriel Quinzinzinzili (no 49, printemps 2024), entré dans sa 17e année d’existence. Pour mémoire, ce bulletin au format A4 d’une trentaine de pages soigneusement et sobrement maquettées est consacré à « l’univers messacquien », du nom du polygraphe Régis Messac, né en 1893 et mort en déportation en 1945. Idéal pour les exercices de diction théâtrale (prononcez-le à toute vitesse et vous verrez la difficulté), le zézayant et, en cela, très original titre de cette revue transpose celui de son roman de science-fiction éponyme paru en 1935. Pour les non-initiés, rappelons que Messac est non seulement un précurseur de la SF à la française, mais que c’est aussi un pionnier des études sur la littérature policière. Quant à sa très riche et engagée production journalistique, elle témoigne de ce qu’il fut un homme de presse et de revues. Dans ce numéro de printemps, on se contentera de signaler les premières pages de L’Homme assiégé, un « grand roman autobiographique » écrit en 1943 – et inédit, précisons-le –, dans lequel Messac « revient sur son expérience de professeur de lettres à Montpellier, ce qui fut, rappelons-le, « son lot quotidien pendant qu’il menait en parallèle ses activités de rédacteur en chef des Primaires [une revue fondée par des instituteurs en 1919 et qu’il a dirigée entre 1932 et 1940], de critique littéraire, d’essayiste, de romancier et de militant syndical », selon la présentation qu’en fait Jean-Luc Buard, le directeur de la publication. En trois pages, Messac plante le décor scolaire peu enthousiasmant, pour ne pas dire plombant, dans lequel évolue son double, Armand Mandar. Le professeur officie dans un local qui « était une espèce de cave, située en contrebas d’une rue montante qui longeait les flancs du lycée ». Une « classe-caveau » dira-t-il encore, qu’un seul et unique soupirail éclaire péniblement. Parfois des têtes curieuses s’y encadrent, et notamment « diverses physionomies de parents d’élèves ». Voyez plutôt la description qu’il fait des mères des « moutards » dont il a la charge : « des dames magnifiquement chapeautées, la plupart du temps un peu mûres », chapeautées, oui, des « tulles versicolores de leurs bibis », maquillées impeccablement et laissant entrevoir des « chevelures platinées ou passées au henné ». Le professeur Mandar, quand vient l’exercice de la sacro-sainte dictée, doit hausser le ton, façon baryton, pour se faire entendre de ses ouailles car l’endroit est horriblement bruyant. Mieux vaut avoir une voix qui porte tant les bruits de l’extérieur, venant du boulevard, de la gare toute proche ou encore de la cour, envahissent la pièce. Mandar-Messac se voit alors comme « un capitaine de navire hurl[ant] ses ordres entre deux mugissements d’une tempête, entre deux cris de l’ouragan ». Aujourd’hui, c’est un tout autre bruit de fond qui règne dans les classes et la dictée n’est plus vraiment d’actualité (trop anachronique, paraît-il) ; les profs, en revanche, restent toujours de valeureux capitaines qui tiennent la barre contre vents et marées…
Les Cahiers Benjamin Péret, c’est la seconde revue dont on voudrait également parler ici. Il s’agit du numéro 12, daté de septembre 2023, et comme toujours supervisé en tandem par Gérard Roche et Jérôme Duwa. C’est une livraison anniversaire puisqu’il y a soixante ans, en avril 63 exactement, l’Association des amis de Benjamin Péret (1899-1959) voyait le jour, créée par André Breton et les amis fidèles du poète surréaliste. Sorte de rétrospective de ces six décennies célébrant l’originalité de l’œuvre de Peret et soulignant son importance dans la constellation surréaliste, un dossier d’une quarantaine de pages (avec des archives de Claude Courtot, Jean-Michel Goutier, Jean Schuster, etc.) alimente un intérêt qui ne se dément décidément pas pour une figure que Gérard Roche, dans un entretien, voit comme celle d’ « un rebelle, un révolté, un irréductible certainement ». Bref, un insoumis viscéral. Auteur du pamphlet parfois mal compris Le Déshonneur des poètes, Péret, toujours selon Roche, était « un fonceur et un bagarreur : en aiguisant la pointe polémique du surréalisme, il attir[ait] sur lui l’hostilité comme le paratonnerre la foudre ». La judicieuse présence d’une chronologie vient poser les balises de l’activité éditoriale des Amis de Péret au fil de ces soixante ans, en même temps que les jalons de la vie de l’association. Ce coup d’œil dans le rétroviseur remet utilement en mémoire le fait que ces précieux Cahiers Péret ont pris le relais, mi-2012, du bulletin Trois cerises et une sardine dont sont parus 29 numéros depuis sa création fin 1995. Avant ce bulletin, et si on remonte encore le temps jusqu’aux débuts de l’association, il y avait eu une brochure plus sobrement intitulée De la part de Péret. Attirons enfin l’attention sur la publication d’une correspondance inédite, celle qui se constitue d’une petite vingtaine de lettres que Benjamin Péret adressa entre 1939 et 1953 à ses éditeurs Henri Parisot (destinataire de la plupart des missives publiées ici) et Alain Gheerbrant. À partir de 1941, ses courriers portent l’estampille de Mexico où il s’est exilé et où il travaillera pour l’Institut français puis l’ambassade de la France Libre. Mexico où, un an plus tôt, pour mémoire, Trotsky avait été assassiné. Mexico où Péret écrit le déjà cité corrosif Déshonneur des poètes. Son retour en France – rendu compliqué par des conditions de vie précaires et des tracasseries politico-administratives – n’aura lieu qu’en 1948 ; des préparatifs sans cesse repoussés dont il est notamment question dans ces échanges épistolaires. Car pour l’essentiel, ces lettres portent sur ses différents projets de publication, lesquels « lui permettront d’obtenir quelque subsides mais également d’affirmer sa place au sein d’un mouvement surréaliste en pleine reconstruction dans l’après-guerre », contextualise Jean-Luc Gillet dans sa présentation.
Réunir ici, via des publications qui leur sont dédiées, Régis Messac et Benjamin Péret, qui étaient donc contemporains, appelle cette question évidente : ces deux libres penseurs, esprits ô combien indépendants, se sont-ils croisés à un moment ou à un autre ? Ce n’est pas impossible, m’a répondu sans certitude un ami qui connaît probablement mieux que moi la période et qui me signale, par ailleurs et fort à propos, que le regretté Gérard Durozoi, grand spécialiste s’il en était de Benjamin Péret, a préfacé Roman policier, fragment d’histoire, un ouvrage de Messac. À défaut de s’accorder sur l’anarchisme ou le pacifisme, sujets qui n’auraient pu que les diviser, ces deux-là se seraient de toute évidence plutôt bien entendus, au moins, sur l’anticléricalisme et la défense des classes laborieuses. Notons pour finir qu’on retrouve leurs noms au bas d’un appel à la vérité initié par des intellectuels de gauche, en janvier 1937, faisant suite aux staliniens procès de Moscou de l’été 1936, dont on se souvient de triste mémoire…
Anthony Dufraisse
Retrouvez les précédentes chroniques
« Au Rendez-vous des amis »
Cahiers Yves Navarre (6)
Cahiers André Dhôtel (5)
Peut-être (Claude Vigée – 4)
Les Cahiers Pierre Michon (3)
Le Haïdouc (Panaït Istrati – 2)
Études Romain Rolland (1)