Ils sont trois aux commandes de cette embarcation légère (13 x 18, moins de cent pages) et parlent d’une même voix dans leur « édito sur chaise longue ». Voici ce que nous disent les capitaines Clara Nizard, Léon Pradeau et Tancrède Rivière à propos de leur frêle esquif lancé sur les eaux : « La toute nouvelle revue que vous tenez entre les mains tire son nom de la Compagnie Transatlantique, une entreprise de paquebots touristiques du siècle dernier. Mais nous héritons aussi du titre et du sujet d’un livre récent de la critique et traductrice Abigail Lang, La Conversation transatlantique (2021). C’est dans le sillage de l’histoire retracée par Lang que Transat’ [surtout ne pas oublier l’apostrophe qui signale l’apocope ; c’est moi qui souligne] s’inscrit, en voulant présenter la poésie qui s’écrit en France, et en Francophonie, comme indissociable de celle qui s’écrit en Amérique du Nord, et réciproquement. » Voilà le pourquoi du comment de cette revue à bord de laquelle on peut maintenant embarquer. Ah non, encore un mot : recherches faites sur internet par curiosité, on s’est rendu compte que le logo de cette charmante revue s’inspire de celui de ladite compagnie maritime ; le clin d’œil méritait d’être souligné…
Transat’ n’est pas une publication bilingue ; plutôt « faite en deux langues », précise son trio de timoniers, ce qui n’est pas exactement pareil. Cela signifie tout simplement que les contributions, une quinzaine au total, ne sont pas présentées dans les deux langues. Au lecteur de faire l’effort, s’il n’est pas parfaitement bilingue, de s’acclimater. Si un fil conducteur devait être tiré de cet ensemble de propositions très variées dans la forme et le ton, ce serait probablement celui d’une incertitude partagée. Qui parfois flirte avec une sorte d’inquiétude. Confusément, on sent en effet que les choses se donnent sans se donner vraiment, que les mots sont des tentatives d’approche, d’accroche, de telle ou telle réalité. On peut voir dans ces prises de parole, des tentations de faire autant que possible la transparence en soi ou de mettre le monde à distance (un monde toujours plus mondialisé, technicisé). Il peut y avoir ici et là de la légèreté mais elle est vite évacuée ou tenue en laisse. « Catalogue d’affects », titre du poème de Michael Davidson, conviendrait assez bien pour caractériser le tout.
Tantôt tournée vers l’intérieur (introspection), tantôt vers le dehors (sociabilité), l’écriture nous apparaît ainsi comme une caméra en mouvement, qui glisse sur les rails d’une inspiration instable, « dans les coulisses du monde » (Lara Well) : « poème est travelling », dit d’ailleurs Clara Nizard. « La poésie est là pour rémunérer le défaut des langues », rappelle pour sa part Léo Dekowski en écho à la célèbre formule mallarméenne. On pourrait dire aussi, en jouant sur ces derniers mots, que la poésie est là pour énumérer les situations de la langue prise en défaut – d’efficience, d’insouciance, etc. Les unes (Francesca Kritikos, Sandra Moussempès, Catherine Taylor…) et les autres (James Garwood-Cole, Maxwell Gontarek, Ben Lerner…) cherchent à (s’)ouvrir des perspectives, trouver des échappatoires, tracer des voies parallèles. Toutes choses qui servent sinon à se réinventer, du moins à retrouver une certaine souveraineté sur soi. Béquilles ou balises, l’équipage de cette première Transat’ invoque les mânes de quelques grands anciens, d’Héraclite à Dali et Derrida, de Sisyphe à Cocteau et Klossowski, en passant par Barthes, Dickens, Kipling, Saussure, Einstein et même Mastroianni ou encore… Dumbledore. Aucun n’est un passager clandestin, tous ces invités de marque voyagent en règle et profitent de cette croisière franco-américaine qui fera escale, pour son deuxième numéro, du côté de Chicago.
Anthony Dufraisse