Disons-le d’emblée avec regret : cette chronique sera forcément trop courte pour rendre compte des 800 et quelques pages de la revue du jour, on a nommé les fabuleux Cahiers Max Jacob no 23/24. Cet ensemble monumental nous fait entrer dans les coulisses de plusieurs décennies d’histoire littéraire. Des coulisses dans lesquelles un artificier baptisé Max Jacob (1876-1944) allume mèche sur mèche des fusées lumineuses. Oui, la lecture des Cahiers a par moments quelque chose d’un spectacle pyrotechnique…
En collectant, en transcrivant et en contextualisant avec le plus grand soin des dizaines de correspondances de celui que Louis-Ferdinand Céline estimait appartenir aux « âmes d’élite », Patricia Sustrac et Alexander Dickow – chevilles ouvrières de cette méticuleuse publication – ont réalisé un travail d’autant plus admirable qu’il est colossal. Entourés d’universitaires et de passionnés dont la plupart sont membres de l’Association des Amis de Max Jacob, ils font vivre sa mémoire et résonner encore son œuvre si singulière. D’autant plus singulière que, faut-il le rappeler ici, sa production ne se résume pas à l’écrit, loin s’en faut ; elle est aussi graphique et musicale.
Et épistolaire, donc. Ses activités littéraires et artistiques ont amené Max Jacob à rencontrer, à fréquenter et à se lier d’amitié avec nombre de personnalités, écrivains en tête, passées à la postérité. Il y a ainsi du beau monde parmi ses interlocuteurs, jugez plutôt : Yvon Belaval, Jean-Richard Bloch, Francis Carco, Charles-Albert Cingria, Natalie Clifford Barney, Joseph Delteil, Luc Dietrich, Paul Éluard, Jean et Madeleine Follain, Georges Limbour, Paul Morand, André Salmon et bien d’autres à peine moins connus. Croisés ou non, inédits ou revus et augmentés, ces échanges épistolaires font entendre la voix de Max Jacob comme seules les lettres savent le faire. Riches de quelque 8 000 documents connus à ce jour (mais l’inventaire se poursuit et révélera sans nul doute de prochaines pépites), les correspondances de l’homme de Saint-Benoît-sur-Loire sont perlières ; les perles précieuses qu’on y trouve sont si nombreuses qu’on pourrait, au vrai, réaliser une anthologie à partir de ce seul numéro.
Il y a, dans cette livraison à entrées multiples, beaucoup d’admirations. Les sentiments de Max Jacob pour tel ou tel des destinataires de ses lettres, ne sont jamais contrefaits ou forcés. Tout au plus sont-ils peut-être un peu surjoués, parfois, quand la plume s’emballe. C’est que Max Jacob est homme d’enthousiasmes et d’effusions. Et la générosité même dans le compliment. Le fantasque suisse Cingria, selon Max Jacob « le meilleur prosateur de ce temps [en 1930, dans une lettre à Henri Ferrare] avec la langue bien placée ! », reçoit par exemple bien des éloges : « Ton style est toujours inouï de naturelle solidité ». Il voit en lui « le Sterne moderne », en référence bien sûr à l’auteur de Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme (1759), et du Voyage sentimental à travers la France et l’Italie (1768). Max Jacob s’agace quand ses contemporains admirent moins le virevoltant Genevois qu’un Maurois ou un Benda, autrement plus pontifiants : « Tout ce que tu fais [est] nourri, sensible, truculent, naturel, surnaturel, juste, libre, mouvementé, aigu, lent, vif et ultra-lyrique (…). », s’émerveille-t-il un jour de 1939. Il ne dira pas autant de bien du compatriote de Cingria, cet Albert Cohen qui a fait paraître Solal : « J’ai horreur de son livre », expédie-t-il. Toujours à Cingria, nous sommes alors en 1937, Max Jacob louera Cocteau en ces termes : il « écrit mieux que Goncourt et aussi bien que Chateaubriand ». Ce qu’il pense d’Aragon ? Il « a une figure impudente et impudique mais quel génie ! » De Paul Morand, dont on peut lire quelques lettres sur la période 1922-1936, il salue le coup d’œil et le style vif-argent. « Grand poète moderne », dit Jacob de Morand, qui ajoute : et « parfait gentleman des lettres ».
Max Jacob tresse aussi bien des lauriers à Paul Éluard, « demi-dieu de la Poésie » auprès duquel il s’excuse parfois du ton de telle ou telle « lettre sorbonnarde et ridicule sans doute ». Mais non, pas sorbonnarde et encore moins ridicule, en aucun cas, car Max Jacob se montre toujours inspiré et d’une verve critique intarissable ; qu’il écrive à Éluard ou à d’autres, sa prose pulse, pleine de paillettes, malicieuse ô combien. Ce n’est pas, autre exemple, une Natalie Clifford Barney qui aurait pu dire le contraire, encensée qu’elle a été par son magnétique correspondant ; à l’écrivaine américaine il donne successivement du « belle ange amie », de la « fée », de « la femme la plus spirituelle de Paris », de l’« amie et muse ». Depuis le presbytère de Saint-Benoît où il est hébergé, Max Jacob accueille bon gré mal gré les nouvelles de « la parisiennerie » que « Miss Barney » lui adresse : « Les amitiés parisiennes sont des coalitions », fait-il observer, piquant, puisque le Paris des salons littéraires est un théâtre d’opérations avec lignes de front, éclaireurs et mouvements de troupes. En retour, lui « le réprouvé de Saint-Benoît, l’outlaw », offre régulièrement ce qu’il appelle joliment « patouillages », soit des improvisations couchées sur le papier à la vitesse de l’éclair, des historiettes sorties de dessous son crâne chauve mais électrique. « L’ermite » du Loiret n’ergote jamais ; quand il agite ses méninges, c’est tout un manège enchanté qui tourne devant nos mirettes. Certaines correspondances ressemblent ainsi à des carrousels enguirlandés de loupiotes qui clignotent…
La correspondance que Max Jacob et Yvon Belaval, « humble enfant sublime » qui deviendra philosophe, entretiennent entre 1927 et 1943, retient elle aussi l’attention. Elle est d’une toute autre nature ; disons qu’elle se donne comme une exhortation, sur le temps long, à nourrir la vie intérieure de son jeune et brillant correspondant. Max Jacob s’y montre presque dans le rôle d’un directeur de conscience. Au début de sa relation épistolaire avec ce « frère cadet très aimé », que plus de trente ans séparent de lui, il se décrit comme une « bonne personne bavarde, méchante en paroles vengeresses, commère ». À la fin, s’il concède qu’une lettre est certes souvent « papotage », elle se révèle aussi « un déversoir d’amitié, comme la conversation et surtout comme la présence de l’ami ». Ces lignes figurent dans un courrier daté de décembre 1943, quelques mois avant l’arrestation de Max Jacob par la Gestapo et son transfert au camp de Drancy où il mourra en mars 1944…
Si cette chronique un peu brouillonne donne au lecteur l’impression qu’on enfile citation sur citation, c’est parce qu’en réalité on bouillonne. Trop de choses à dire de ces Cahiers Max Jacob ; il faut les lire à votre tour, vous y plonger, y apposer vos propres post-it et vos hiéroglyphes crayonnés dans la marge. Si jamais on nous reprochait d’avoir trop cité ici, on a trouvé dans une lettre même de Paul Éluard à Max Jacob notre parfait billet d’excuse : « Il ne faut pas écrire en citations. Et c’est ce que j’ai envie de faire pourtant », persiste-t-il, visiblement enchanté après l’énième lecture d’un recueil de Max Jacob. Eh bien voilà : nous aussi nous avions envie de faire ça, d’écrire en citations, pour partager notre enthousiasme à lire, non : écouter, cette figure décidément majeure, on allait dire magique, des Lettres françaises.
Anthony Dufraisse
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