par Sylvie Mokhtari
1992, in La Revue des revues no 14
À l’heure où les éditoriaux des revues d’art s’accordent à dénoncer un poujadisme intellectuel contre l’art contemporain, paraît une nouvelle revue qui, elle, tente d’en dévoiler les faits et causes de manière plus constructive. Proche du livre par son format et son petit nombre d’illustrations, Carnets art & société s’est donné pour règle d’or de dresser un portrait sans fard de l’état actuel de la situation artistique et culturelle.
Carnets se présente comme un outil de réflexion propice au débat sur les relations entre artistes, commanditaires et public. Issue d’une demande formulée par la Fondation de France dans le cadre de son programme Art et Société, la revue s’intéresse à l’art sous toutes ses formes : art plastique, cinéma, théâtre, musique, vidéo, architecture, etc. Elle témoigne de façon pragmatique et empirique de la difficulté de mener à bien des entreprises culturelles dans un contexte où « les artistes se retrouvent sans interlocuteurs, les médiateurs dans une confusion de leur rôle, et la société passive ». Peu pourvu en textes réellement théoriques, Carnets est majoritairement constitué d’interviews ou de retranscriptions de rencontres orales (colloques, débats). Ce ton donné au dialogue lui confère une lecture facile et dynamique.
L’option de Carnets consiste à faire réagir ses interlocuteurs sur la liberté d’expression, les conditions de la commande, la censure et l’état de la critique aujourd’hui.
Avec pour directeur de la publication un artiste, François Hers, la revue questionne d’autant plus légitimement le rôle des artistes dans notre société : « Qui d’autres qu’eux peuvent, sans réduire la complexité de l’expérience, donner forme et sens à ce que nous vivons pour nous aider à nous situer et à décider? » Ces derniers se trouvent le plus souvent confrontés à des médiateurs prisonniers d’une logique de diffusion, et à des institutions sclérosées qui ont plutôt tendance « à dénaturer le propos culturel en simple soutien valorisant de leurs politiques ou entreprises ». Le paysage paraît bien noir… Mais la revue ne s’y complaît pas. Elle propose aussi des initiatives exemplaires pour leur dynamique de créativité. Il s’agit du Confort Moderne conçu en 1985 à Poitiers grâce à l’initiative de jeunes étudiants, et de la municipalité de Valenton qui sous la férule de son maire a organisé une semaine d’art public en association avec des artistes.
Soucieux d’examiner toutes les étapes qui génèrent et accompagnent la production des oeuvres, CarnetsCarnets aborde le problème très actuel de la formation à l’Université (Campus universitaire de Bourgogne) et à l’École des Beaux-Arts de la Ville de Paris (entretien avec Thierry de Duve). Par un dialogue engagé avec le compositeur Philippe Haïm qui témoigne de la genèse d’un texte musical et de sa rencontre finale avec le public, les problèmes que posent les conditions des commandes publiques et privées sont traités. L’artiste Hans Haacke utilise, quant à lui, une plume plus radicale pour dénoncer la censure, en particulier celle qui est pratiquée aux États-Unis où le National Endowment for the Arts s’est illustré il y a quelques temps à propos des oeuvres d’un Robert Mapplethorpe ou d’un Andres Serrano.
La spécificité de la revue est bien d’être comme son titre l’indique un recueil de « carnets » : on y trouve rassemblées des réflexions sur les musées et leurs décideurs économiques. Elle dresse également un état de la critique (entretien avec Serge Daney) et de l’histoire de l’art (texte d’Olivier Christin). Observateur réaliste des tendances et des problèmes culturels et artistiques de notre société, Carnets art & société suscite des réflexions que peu de revues osent affronter, et pose des questions qui en appelleront certainement d’autres sur l’état réel de la situation culturelle et ses attentes en matière d’art. La vocation d’une revue n’est-elle pas justement de raviver l’esprit critique et d’encourager l’art à regagner une place authentique et effective au sein de la société?