par Nicolas Roussellier
1992, in La Revue des revues no 14
C’est l’amour pur de la politique qui justifie ce Banquet-là. C’est au moment où l’on constate la mort des grands principes et des valeurs, que l’on propose de croire à la politique telle qu’elle est. C’est que, en dépit de la référence à Platon, l’idée-force de l’équipe du Banquet regroupée autour de Nicolas Tenzer est que la politique ne se déduit pas de principes établis, d’idées ou de croyances imposées mais qu’elle est art de la délibération en vue de la réalisation d’objectifs conscients, à tous et pour tous représentables. Il n’existe aucune société idéale mais aucune société ne peut se passer d’une définition collective de fins aux moyens raisonnables. La « religion des valeurs » (Franck Magnard) est abolie mais le refuge dans l’autorégulation de la société est intenable ; il faut reconstruire une « politique des objectifs » (idem). Il faut parler de « projet de société » même si la couleur dominante n’est plus donnée d’avance. Plus rien de « grand » donc mais des desseins volontaires encore.
Ils font le vivre-ensemble de la société.
C’est dire aussi que le menu de la revue est copieux à défaut d’être plaisant et léger comme son modèle éponyme. Toutes les grandes « questions de société » sont abordées sans timidité ni retenue, un peu comme dans un grand oral de grande école: l’état de l’«esprit public », l’immigration (Jean-Michel Debrat), l’Europe, l’environnement (François Ivernel), la crise de la justice, celle de la décentralisation et de l’État, celle de l’école, la montée des médias audiovisuels. L’atout du Banquet est dans la multiplication des points de vue et des entretiens extérieurs (Marcel Gaucher, Pierre Guillen, Pascal Bruckner, Philippe Raynaud), l’abord des « grands » problèmes par des articles courts, sans fard ni masque scientifique, l’aveu d’opinions franches et raisonnées comme dans une assemblée retrouvée.
Même si l’heure n’est pas aux réjouissances et ne porte pas aux libations, on se met autour d’une table et on délibère de la République dans tous ses états. En ce sens, Le Banquet n’est pas une revue de science humaine, de philosophie politique ou de simple réflexion sur la politique ; c’est une revue politique à part entière. Elle prépare l’«action politique » comme l’indique le nom de l’association, le CERAP (Centre d’Étude et de Réflexion pour l’Action politique), qui sous-tend l’entreprise. L’objectif final n’est pas un nouveau système politique mais la construction d’un « projet politique opérationnel ».
Cependant, pour justifier l’urgence d’une telle démarche le ton des auteurs est, dans la plupart des cas, grave. Tout est abordé à travers le prisme de l’idée de « crise » ; une crise diffuse, généralisée, systématisée. Les articles s’ouvrent sur des pétitions de principe pessimistes telles que « la dislocation de la société française, sur le plan politique, social, culturel est avérée » (N. Tenzer). Pour sonner le tocsin, les auteurs risquent des assimilations rapides ; société et désocialisation, autonomie et anomie, individualisme et égoïsme, culture et massification, masse et médiocrité audiovisuelle, Europe et dépolitisation, décentralisation et désarticulation. L’accent est mis sur la perte de tout lien social plutôt que sur la recherche des nouveaux types de liens sociaux contemporains. On insiste plus sur la crise de la représentativité des instances politiques actuelles (institutions, partis, « classe» politique) que sur l’émergence des nouvelles formes de médiations et d’intéressement à la politique (le succès du référendum de Maastricht en termes de délibération publique et privée était pourtant un indice, toutes choses égales par ailleurs). Les articles de cette première livraison du Banquet ont voulu traiter de tout en quelques pages, de la crise du politique à la désocialisation en passant par la crise de la culture. On peut se demander comment la revue pourra, à chaque numéro, tout remettre sur l’établi au lieu de traiter et analyser des sujets plus limités. Les généralités ne mènent-elles pas fatalement à noircir le tableau ? Même si elle est a priori plus sympathique parce que dérangeante, il y a aussi une forme de complaisance dans la position de Cassandre : on a toujours raison d’annoncer le pire pour, quoi qu’il arrive, paraître l’avoir prévu ou prétendre l’avoir prévu.
Certes cela vaut mieux – tout va mieux – que le chant des sirènes. Et la nouvelle revue Le Banquet, si elle préfère le ton imprécateur au détachement ironique ou badin si répandu, tranche sur le dédain de la politique aujourd’hui affecté. En cela, elle touche juste.