par Thomas Loué
1996, in La Revue des revues no 22
Être une revue de littérature générale en conservant un champ chronologique limité, voilà ce qui semble être la perspective ouverte par Dix-neuf/vingt. Revue de littérature moderne. Il s’agit d’un projet ambitieux puisqu’il doit comprendre, autour de la revue mère, d’autres publications, notamment dans un premier temps une livraison annuelle consacrée à Stendhal, la première livraison étant annoncée pour 1997. Il s’agit donc d’établir une configuration de recherche à même de parcourir l’ensemble de la littérature moderne des XIXe et XXe siècles. En remontant aux sources du romantisme avec un dossier sur Chateaubriand coordonné par Arlette Michel puis poursuivant par une série d’études consacrées à Milan Kundera, sous la responsabilité d’André-Alain Morello, ce premier numéro affiche clairement l’étendue de son vaste champ de recherche. En conséquence, l’entreprise est susceptible d’intéresser un large public. Dans son « Ouverture », Michel Crouzet affirme une forte volonté d’efficacité et de lisibilité ; c’est aux chercheurs bien sûr mais aussi aux professeurs du second degré et plus généralement à un public non professionnel que la publication se destine explicitement. L’ensemble des articles est d’une grande qualité ; bornons-nous à signaler un superbe petit texte de Milan Kundera, « Ce n’est pas ma fête », publié initialement dans la Frankfurter Rundschau, en espérant que l’habitude de donner la parole aux romanciers, poètes ou dramaturges se poursuivra. Outre des études de fond, la revue se veut aussi un lieu de centralisation de l’information consacrant une large part aux recensions de publications, de colloques et aux comptes rendus. Bien que ce premier numéro soit faible sur ce plan (une note de lecture sur Chateaubriand, deux sur Kundera), gageons que la revue peut devenir un précieux instrument de travail, à l’instar de ce que propose le Bulletin de la Société des études romantiques et dix-neuvièmistes, si elle tient effectivement ses promesses.
On regrettera pourtant qu’une entreprise aussi ambitieuse, et dont le comité de rédaction illustre le sérieux, n’ait pas jugé utile de développer davantage ses objectifs. Ici le lecteur curieux reste frustré. Michel Crouzet précise qu’il n’y aura pas de parti pris, ni de « camaraderie littéraire » pour reprendre la belle expression de Gustave Planche et on ne peut que s’en féliciter ; pourtant, il énonce avec une facilité déconcertante nombre de « vérités » sur lesquelles il n’aurait pas été inutile de s’appesantir quelques instants. Ainsi prendre « acte d’un effacement des idéologies » n’est-ce pas prendre pour argent comptant un discours ambiant dont on peut critiquer le bien fondé, et cela ne revient-il pas au fond à afficher d’emblée un parti pris ? De même, prendre acte d’un effacement des « méthodologies critiques » n’est-ce pas balayer un peu rapidement des travaux qui n’étaient pas sans poser quelques questions aux spécialistes de la recherche littéraire ? Enfin, qu’il y ait aujourd’hui une crise des études littéraires, soit, mais pourquoi n’avoir pas cherché à en expliciter les réponses puisque c’est là, apparemment, la base de l’entreprise ?
On peut donc s’interroger sur le fond de celle-ci, en particulier sur le fait de savoir si la revue Dix-neuf/vingt, tout en conservant les spécificités des études littéraires, pourra échapper à cette forme d’herméneutisme qui renferme les études littéraires sur elles-mêmes, au lieu de les faire respirer au contact des autres sciences humaines. Et si la médecine ne se résume pas dans l’anatomie, ni l’histoire dans la chronologie, l’histoire et la critique littéraire ne se résument pas à l’oeuvre. Fussent celles de Chateaubriand ou de Milan Kundera.
Voir par exemple le dossier « Littérature et histoire » présenté par Christian Jouhaud in Annales. Histoire, sciences sociales, no 2, mars-avril 1994 et notamment Denis Saint-Jacques et Alain Viala, « À propos du champ littéraire. Histoire, géographie, histoire littéraire », note critique sur Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.