La langue d’Ésope : les revues historiques entre science et engagement

[sous l’Occupation]

par Olivier Dumoulin
1997, in La Revue des revues no 24

À travers la lecture exhaustive de la collection de trois revues historiques, la Revue Historique, la Bibliothèque de l’École des chartes et la Revue d’histoire de l’Église de France, l’article se propose de répondre à trois interrogations de natures différentes. Tout d’abord, il s’agit de répondre à la question toujours plus actuelle du degré d’efficacité des interprétations. Dans quelle mesure peut-on ici interpréter l’attitude d’historiens professionnels et érudits à travers la seule lecture de leurs textes ? Le point de vue adopté à l’issue de la démonstration vise à prouver que dans le cas d’un discours codé adressé à un groupe à l’identité marquée, le risque de surinterprétation ou de décalage entre l’auteur et les lecteurs est des plus faibles.
Le deuxième objectif est accessible à partir de cet acquis, au fil de la lecture apparaissent des attitudes contrastées. La Revue Historique glisse systématiquement dès 1941 des notes, des remarques qui récusent la possibilité d’une science nazie, critique les assises intellectuelles de Vichy et démontrent la solidarité à l’égard de collègues juif persécutés.
Cette posture républicaine apparaît sous la plume de quelques collaborateurs déterminants : Henri Hauser, Édouard Jordan, Édouard Perroy et Georges Bourgin. Dans le cas de la Revue d’histoire de l’Église de France, la science devient une lutte entre le courant traditionnaliste et pro-vichyssois à l’origine de la revue et les universitaires qui peu à peu y étendent leur influence. En particulier après la mort du Cardinal Baudrillart, la revue bascule dans le refus des valeurs de la Révolution nationale. Enfin la Bibliothèque de l’École des chartes, en apparence indifférente aux événements, laisse deviner une acceptation résignée ou enthousiaste de l’état de choses ce qui coïncide avec l’idéologie dominante à l’École des chartes dans l’entre-deux-guerres. Toutefois ces conclusions ne se dégagent qu’en surmontant le mutisme apparent de l’essentiel de ces pages. Ce silence renvoie au troisième problème abordé simultanément, l’évolution des rapports entre science et engagement au cours du conflit. Le splendide isolement prend souvent une coloration favorable à Vichy alors que la Revue Historique viole plusieurs fois la sérénité et l’objectivité pour transformer l’érudition en action. Ceci explique la difficulté qu’éprouvent l’ensemble de auteurs à préserver l’autonomie du questionnement scientifique, quand ils abandonnent le terrain des questions fossiles. Les débat sur le corporatisme reflète cette difficulté poignante à laquelle Lucien Febvre tenta d’apporter d’autres
solutions.

The language of Aesop. Historical journals torn between science and commitment
This article looks comprehensively at a collection of three historical journals : Revue Historique, Bibliothèque de l’École des chartes and Revue d’histoire de l’Église de France and suggests responses to three different types of questions. First of all, the increasingly pertinent question of the degree of efficacy of interpretations. To what extent can one interpret the attitude of professional, learned historians by simply reading their texts ? The stance taken here aims to prove that, in the case of a speech delivered in code to an identified group, the risk of over-interpretation or misunderstanding between author and readers is at its lowest. The second goal is within reach once this is established, then as reading progresses, contrasting attitudes appear. From 1941 onwards, the Revue Historique systematically slips in notes and remarks challenging the possibility of Nazi science, criticising the Vichy régime’s intellectual authority and demonstrating solidarity with Jewish colleagues being persecuted. This republican stance appears in the writings of some decisif colloborators : Henri Hauser, Édouard Jordan, Édouard Perroy and Georges Bougin. In the case of the Revue d’histoire de l’Église de France, science becomes a struggle between the traditionalist pro-Vichy origins of the journal and the increasing influence of academics. Particularly after the death of Cardinal Baudrillat, the journal swings towards refusal of the National Revolution’s values. Finally, the Bibliothèque de l’École des chartes, which appears indifferent to events, allows a certain resigned acceptance or even enthusiasm for the status quo to show through, which coincides with the dominant ideology prevailing at the École des Chartes (Charter school) itself during the interwar years. In any case, these conclusions only stand out once one goes beyond the apparent mutism of most of the pages. This silence leads to the third problem, tackled simultaneously. The evolving relationship between science and commitment throughout the conflict. Splendid isolation often takes on a pro-Vichy tone, while the Revue Historique breaks its serene objectivity on several occasions to transform erudition into action. This explains why so many authors find it difficult to maintain their own independent scientific questioning once they abandon the area of antiquated questions.
Corporatist debates reflect this poignant problem, which Lucien Febvre tried to solve in other ways.


Partager cet article