par Michel Trebitsch
1997, in La Revue des revues no 24
Pour les revues, la guerre a été un cataclysme qui a balayé, provisoirement ou définitivement, des dizaines de titres. Or, contrairement à l’image mythique des journaux qui avaient choisi de se saborder soit au début de l’Occupation en zone nord, soit après novembre 1942 en zone sud, contrairement aux mesures de censure de l’édition symbolisées par la célèbre liste Otto, la vague principale de mortalité des revues est antérieure. Si une cinquantaine de revues poursuivent leur parution, plus de 150 disparaissent entre l’automne 1939 et l’été 1940, dont une bonne centaine dès la fin 1939, chiffres qu’il faut cependant considérer comme des ordres de grandeur en l’absence d’instruments statistiques satisfaisants. Malgré les mesures de contrôle et de censure d’ailleurs antérieures à la guerre, on écartera d’emblée une explication politique de cette vague, à l’exception des publications communistes et assimilées, frappées
d’interdiction après le pacte germano-soviétique. C’est la guerre qui frappe les revues, le phénomène-guerre en tant que tel, la mobilisation, le désordre de la circulation des hommes, des choses et des idées, puis l’exode, le repli des imprimeries et des éditions, la pénurie de papier. Hors, les revues les plus fragiles, qui sont les premières touchées, fini le temps des avant-gardes et des riches revues d’art – toute manifestation trop ostensible de luxe et de gratuité devenant choquante -, fini le temps des revues littéraires traditionnelles, parfois centenaires, atteintes si l’on peut dire par la limite d’âge. La seconde vague de disparitions se produit dès la fin 1940: ce sont les circonstances matérielles, à un moindre degré spirituelles, de la défaite de juin 1940 qui, plus que la répression, ont mis en péril provisoire ou définitif la survie des revues. Certes, les mesures d’interdiction frappent directement les dernières revues politiques, antiracistes, a fortiori les revues juives, ainsi qu’un certain nombre de revues académiques, scientifiques, voire musicales ou d’architecture. Mais on n’assiste nullement
à un mouvement de sabordage, même si la question de se maintenir ou de disparaître se pose à nombre d’entre elles, et des plus prestigieuses. La diversité des réponses interdit de s’en tenir à une alternative entêtante entre collaboration et résistance intellectuelle. Le cercle des revues disparues circonscrit les frontières d’un « champ des revues », avec son temps, son espace, son audience, ses caractères et ses réactions propres. C’est dans l’indifférence que disparaissent la plupart des revues, contrairement à la presse d’information, d’un côté, en
première ligne de la censure et de l’interdiction, et de l’autre au livre et à l’édition, qui n’a eu de cesse de trouver des formes d’adaptation et d’ accommodement ». Entre ces deux logiques fort différentes, les revues semblent s’être retrouvées dans un no man’s land économique, intellectuel et juridique, si l’on excepte leur dépendance, à elles aussi, envers la « politique du papier ». On peut ici prolonger l’interrogation sur la paradoxale autonomie relative (G. Sapiro), en pleine surpolitisation, que connaît le champ intellectuel, une autonomie d’un autre type, où les différentes stratégies face au champ du pouvoir sont toutes des enjeux littéraires.
Obituary. Journals that ceased publication in 1939-40
The war was a catastrophe for journals, with dozens of them swept temporarily or permanently out of existence. But contrary to the mythical image of journals choosing to shut down, either at the begining of the occupation in the Northern zone, or after november 194,2 in the Southern zone, and contrary to censorship measures against the publishing world, such
as the famous symbolic Otto list, the main mortality wave precedes these dates. Although about fifty journals continued to publish, more than 150 disappeared between the autumn of 1939 and the summer of 1940, and out of those, over a hundred at the end of 1939. These figures are however approximate due to the absence of satisfactory statisics. Despite control and censorship measures dating from before the war, political explanations for this movement should be ruled out, except in the case of communist and like publications which were already prohibited under the germano-soviet pact. The war really hit the journals ; the war phenomenon itself, with mobilisation, disrupted movement of people, things and ideas, followed by exodus, closing down of printing works and editors, and shortage of paper. With the exception of the
more unsound journals, which are first to be affected in any event, this is the end of avant-garde and art journals, since anything ostensibly luxurious and unnecessary becomes shocking. The age of traditional literary journals, some a hundred years old, is also over ; they have reached, one might say, their age limit. The second wave ofjournals to cease publication occurs at the end of 1940. It was in fact the material, and to a lesser degree moral circumstances provoked by the defeat of June 1940 which, more than the repression, jeopardized journals’ survival, both temporarily and permanently. Obviously some of the measures forbidding publication affected the political, antiracist journals directly especially Jewish, academic or scientific journals and even musical or architectural ones. However, there was no real trend of journals shutting down, even though the question of staying in or ceasing publication was one that many journals had to ask, including some of the most prestigious ones. The diverse reactions in response to this question prevent an obstinate distinction being made between collaboration on the one hand and intellectual resistance on the other. The expired journals delimit the territory of a « field of journals » with its own time, space, readers, characteristics and reactions. The majority of journals cease publication amid general indifference, contrary to newspapers on the one hand, which are in first in line for censorship and prohibition, and books and publishing on the other hand, who endlessly find ways of adapting and « accomodating » themselves. Faced with these two very different kinds of logic, journals seem to find themselves in an economic, intellectual and legal no-man-land, if one accepts their dependence on the « politics of paper ». One can extend
the question here on the paradoxical relative independence (G. Sap iro), amidst general overpoliticisation, of the intellectual area; another type of independence, where different strategies employed to face the powers that be are all of critical importance.