par Caroline Hoctan
2008, in La Revue des revues no 42
Malgré un titre programmatique qui rappelle un peu l’avertissement dantesque : « Vous qui entrez ici, perdez tout espoir », TINA est plutôt une revue consolante : d’un élégant format de poche bien commode – sensuel avec ses bords arrondis – sa maquette est d’une esthétique propre à un certain minimalisme contemporain. Mais TINA est surtout d’un grand intérêt et cela, au moins, pour deux raisons : elle ne ressemble pas, de prêt ou de loin, à quelque chose de déjà vu ni ne propose les sempiternels sujets ou auteurs que l’édition française déverse à qui mieux-mieux au point d’en saborder tout intérêt à la lecture…
Ici donc, pas de propos consensuels ou complaisants d’écrivains pâles qui nous bassineraient sur le bonheur ou qui nous expliqueraient comment ils vont tout quitter un beau matin pour prendre le risque de s’installer dans le 5e arrondissement de Paris afin de pouvoir enfin « écrire ». Non, chez TINA, on va à l’essentiel : on écrit où qu’on soit, quelle que soit l’existence du quotidien et, surtout, on écrit autrement : à savoir qu’on ne débat pas seulement sur la littérature, on la produit !
Pour ce faire, la revue se présente à travers trois rubriques structurées que sont les « Fictions », le « Dossier » et la « Veille ». Son comité éditorial, sous la direction d’Éric Arlix, réunit des écrivains de qualité – comme l’étonnante et douée Chloé Delaume, le pertinent et réflexif Jean-Charles Massera, ou encore, Dominiq Jenvrey qui nous aura le plus surpris cette année avec la publication de L’E.T. fiction concrète (Le Seuil, coll. « Déplacement ») – mais également les signatures tout aussi talentueuses de Jean Perrier, d’Émilie Notéris, de Guy Tournaye, d’Emily King ou encore de Hugues Jallon.
De la sorte constitué, ce comité adopte un parti pris radical : puisque le système se moque pertinemment de la littérature tout en prétextant le contraire, TINA défendra donc la littérature pour rejouer le système lui-même, à travers des éditoriaux qui sont autant de remises en question de son ordre établi que d’interrogations sur sa prétendue rectitude (« Notons que… », « Quand même… », « Et pourquoi pas… »). On sent alors, dès les premières pages, un certain énervement puis, très rapidement, au vu des dossiers proposés (« La littérature occupée », « Décryptages » et « La fiction venue d’ailleurs »), une véritable contestation de la manière dont la société considère ou envisage à présent la littérature (dans ses objectifs, ses ambitions et sa liberté d’expression même). Éric Arlix réfléchit ainsi, dans la première livraison de la revue, sur cette marchandisation de la culture qui touche de plein fouet l’édition et à l’emprise du marketing sur l’espace esthétique en se demandant si la littérature est « occupée par le commerce » ou bien si le commerce s’est « substitué à la littérature ».
Pourquoi se poser de telles questions ? Bah, justement, il serait temps que les revues de littérature s’en posent un peu, non ? Histoire d’arrêter avec ce silence étourdissant qui règne partout autour et qui nous claquemure, non pas entre deux romans de Marc Lévy ou de Guillaume Musso, mais sous une tonne de bons-petits-romans-bien-ficelés dont la fonction n’est pas sans rappeler celle de la grosse boule blanche du Prisonnier* qui rattrape tous ceux qui voudraient s’échapper pour mieux les y ramener : au marché ou, si l’on préfère, au marketing… Si vous vous reconnaissez dans le rôle de l’auteur ou du lecteur qui tenterait bien une sortie, vous reconnaîtrez également la situation actuelle que dénonce TINA et qu’illustre le remarquable cut-up de Pascale Casanova dans la première livraison : « Histoire fragmentaire de la littérature des souterrains et des terriers ».
L’agitation dont fait preuve TINA est donc assez salutaire et ses attaques plutôt justifiées. Que ce soit à travers des entretiens percutants (« L’agent littéraire, sauveur ou fossoyeur de l’édition ? » ou « Université : La volonté de ne pas savoir »), de faux e-mails de lecteurs, des enquêtes polémiques (« Réussir en art grâce aux méthodes du consulting ») ou encore des expertises éloquentes (« Classe-toi pauvre con ! ») – ces attaques permettent une réelle prise de conscience de cet état de faits et des conséquences catastrophiques qui en découlent : à savoir l’incapacité de notre société à se projeter dans son époque pour la décrypter, la défaillance d’un milieu éditorial exsangue et dont les pratiques sont figées, voire dépassées, mais qui persiste pourtant dans son modèle en faillite, l’impuissance de l’université à sortir des schémas et des modèles sclérosés qui n’existent que dans un monde qui n’est plus… Le must étant, dans la deuxième livraison, une analyse graphique, sous forme de toile d’araignée, des prix littéraires 2008 établie selon les critères d’ « Originalité du sujet », de « Travail sur la langue », d’ « inscription dans l’Histoire littéraire », de « Capacité à absorber le lecteur » ou « à divertir » ou encore de « Rapport au réel »… Novateur et convaincant !
On peut se demander finalement si la dépréciation volontaire de la littérature et l’uniformisation forcenée de la culture ne façonnent pas une société qui vire dans une sorte de zombification générale (ah Romero… quand tu nous tiens !). En effet, avec l’extension de la vie humaine au-delà du naturel, ce processus dégénérescent trouve à profiter pleinement des pratiques mortifères induites par un « transhumanisme technoprogressiste » qui nous éloigne toujours plus du subjectif et du sensible, c’est-à-dire précisément de la littérature – donc de la vie – comme l’illustre, dans la troisième livraison, l’article intitulé « Speechissimo ». Bref, on pourrait citer de TINA tous des articles qui constituent les trois dossiers et se revendiquer de chacun d’eux tant ils sont justes et font résonance à des préoccupations persistantes que peu de revues se chargent d’examiner.
On est également séduit que ces articles puissent aussi bien répondre aux « Fictions » publiées en première partie de la revue mais aussi à la « Veille » qui clôt chacun des numéros et dont les comptes rendus et les recensions sont de haute tenue et passionnants. Comme quoi, publier une revue est un vrai métier à défaut d’être un art… Des « Fictions » qui apportent un certain répit à la litanie des éditoriaux, à la formule choc du titre et à la densité des dossiers, nous retiendrons l’excellent « Telector » d’Adeline Grais-Cernéa, le drolatique « Vox Populi » de Karoline Georges, l’astucieux « Damiansky Code » de Guy Tournaye, les textes plein de musicalité de Julien D’Abrigeon et Clément Ribes ou encore, le génial « CQABPM, P » de Sandy Amerio. Cependant, point trop n’en faut et l’intérêt peut tout de même décliner avec certains textes qui apparaissent – à tort ou à raison – « faciles » ou « faibles » parce que le sens et l’écriture viennent à manquer à un moment ou à un autre ou que l’opportunisme de la démonstration se fait trop sentir, tels « Les Omoplates brûlées de Mashteuiatsch » de Jean-Pierre Ostende, « Lesson one » de Julien Prévieux ou les très mauvaises « Tranches de vit » de Thomas Braichet (paix à son âme cependant)…
Quoiqu’il en soit, on ne peut qu’applaudir le travail de TINA qui, dans le paysage actuel des revues de littérature – si souvent consensuelles et ennuyeuses – occupe à nos yeux l’une des toutes premières places en termes d’audace d’écriture, de pertinence d’esprit et de subtilité dans la forme et le fond.
* »le Rôdeur » (NDYK)