L’Armée noire

"Collection Printemps de merde"

par Caroline Hoctan
2011, in La Revue des revues no 46

Collectif d’auteurs organisé autour du poète et performeur lillois Charles Pennequin et du dessinateur nantais Quentin Faucompré, le premier volume de L’Armée noire – intitulé « Collection Printemps de merde » – est une revue fondée à la suite de diverses manifestations (soirées arrosées, blogs parsemés, publication de gazettes variées). Réunissant de nombreux auteurs dont certains contributeurs du graphzine Hôpital Brut, la revue est composée de textes, de collages, de dessins et de photographies sous la forme d’un gros recueil de 432 pages. Recueil maîtrisé dans son projet (combatif et nerveux), dans son approche (vindicative et répétitive jusqu’à la nausée) tout comme dans son objet (remarquablement orchestré et typographiquement abouti), il reste néanmoins à se demander quel est son objectif et le sens profond de celui-ci…
Comme le précise la page Wikipédia qui lui est consacrée, le nom d’« Armée noire » « est une expression du Nord de la France et plus particulièrement du Cambrésis désignant un groupe d’individus louches, des familles de chapardeurs, des gens pas lavés, des reclus de la société, des pauvres gens qu’on rejette de plus en plus hors de France et d’Europe ». Aussi, ce recueil offre essentiellement des textes et des illustrations qui s’entrechoquent, conspuent, tonitruent, vocifèrent et explosent dans la page avec cette sincérité propre à l’urgence et à cette conviction annoncée dès les premières pages que « nous allons droit au mur. C’est une attitude. Nous y allons droit. Nous ne pouvons changer de chemin. C’est la route la plus droite. C’est le chemin le plus droit pour en finir. Aller droit au mur car personne n’osera ». Nous sommes ainsi fixés, déjà à commencer par le prix plutôt prohibitif du recueil (sans doute pour ceux qui en ont les moyens comme on dit) de 25 euros.
Publié par les Éditions Al Dante qui en prennent pour leur grade (« … & le pire dans tout ça, quand tu achètes un Al Dante, ben tu finances une cirrhose… (brrr) ») faisant sans doute allusion à certaines us et coutumes du légendaire directeur littéraire de la maison, ce recueil enchaîne ainsi – de la première à la dernière page – un contenu d’un pessimisme glauque qui entraîne derechef un écœurement certain pour ne pas dire un certain écœurement chez le lecteur abusé par ce bel objet dont l’apparente ambition picturale des pages, recouvertes d’une écriture qui semble de prime abord autant réflexive que saisissante, donne facilement à croire que l’on a affaire là à un véritable périodique de création comme il ne s’en fait plus aucun de nos jours. Avouons-le donc de suite : cette revue faillit être exceptionnelle. Elle n’en reste pas moins singulière et interpellatrice.
L’alternance entre textes et illustrations est d’autant plus étonnante que, les contributions n’étant pas signées ou de manière si peu évidente (dans un sommaire rébarbatif en fin de volume), nous avons l’impression que ce recueil est la somme de documents produits par une seule et même personne à l’instar d’une sorte de journal intime où, selon les jours et l’humeur massacrante, la pensée s’exprime par différents biais – du croquis, de la rature à l’aquarelle ou au dessin en passant par le manuscrit, le tapuscrit, le pense-bête, les e-mails, l’aphorisme, le cut up, etc. Percevant néanmoins au fil de la lecture que l’ensemble est produit par différents contributeurs, on reste médusé, voire troublé, que chacun exprime une même vision, une même réalité du monde… à croire que les auteurs se sont donné le mot pour faire tous « pareil » (même esprit noir, même ton désabusé, même obsession pour le cul, même vocabulaire trivial, même langue éculée, même trait de crayon ou de pinceau, etc.) sans doute, imagine-t-on, pour confondre le lecteur. Nonobstant ainsi le concept même de « plurivers », ce monde de mondes défini par des penseurs contemporains comme un Jean-Clet Martin et théorisé en fiction par un Dominiq Jenvrey, on se demande tout à coup si L’Armée noire vit sous terre ou se trouve en dehors même du monde qu’elle décrit. Par ailleurs, on se demande simplement ce qu’elle a à nous dire de ce monde comme volonté et comme représentation – comme dirait l’autre – pour nous aider à en saisir véritablement la dimension inexorable qu’elle dénonce, à savoir toute cette violence du rejet, de l’asservissement social, du discours, du carcan, de la « crasse », etc.
Quoi qu’il en soit, si on finit par percevoir différentes voix parlant cependant la même langue, on reconnaît ainsi particulièrement le style Pennequin qui domine, ainsi que les textes de son cru et notamment la déclaration d’intention du recueil intitulée « Nous sommes démesurément moyens » où il nous prévient « qu’aujourd’hui la poésie de l’avant garde en France est vue et revue, et donc pensée par les universitaires, les sociologues, les philologues, les pédagogues, les policiers de la culture et les flics ». Sauf le respect que nous devons à Charles Pennequin qui nous semble un auteur de qualité et souvent pertinent, il devrait savoir que le terme même d’ « avant-garde » (à l’heure du néolibéralisme et après le Situationnisme) ne veut plus rien dire. Quant à penser que la poésie serait « vue et revue », ne l’a-t-elle jamais toujours été si l’on prend, par exemple, le XIXe siècle si significatif à ce sujet avec les Prudhomme, Coppée, Moréas, de Vigny, etc., sous l’influence des universitaires et autres policiers de la culture de l’époque rassemblés dans l’incontournable Revue des Deux Mondes, organe des castes notables et du pouvoir d’État ? Toutefois, il y a bien eu aussi – que personne ou presque ne « voyait » encore – des Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Cros, Laforgue. Dans le pire, n’oublions pas que nous ne voyons jamais immédiatement le meilleur…
De même, lorsque Pennequin confie, dans un entretien à Libération, qu’« écrire c’est vomir, sinon tu ne respires plus », nous le suivons bien volontiers. Encore faut-il préciser qu’écrire ou vomir doit absolument faire sens, sinon, ce ne sont que mots ou vomissures – cette matière morte – et non de l’écriture – cette langue vivante. Aussi, quand Pennequin dénonce dans son Manifeste « tous les gens de l’éducation, du savoir, les intellectuels en place forte [qui] nous font croire qu’il suffit d’aligner des mots, avoir des phrases pour montrer que tout est bien compris, bien vu, analysé, alors que rien n’est vu dans leur programme […] car tout est déjà mort, tout est déjà programmé dans leur langue morte », il devrait faire en sorte que L’Armée noire ne participe pas à un tel programme que l’on peut estimer, au bout du compte et dans un autre genre, identique. C’est bien dommage car, tout comme lui, nous pensons en effet que l’écriture – nous songeons à une écriture non pas élitiste mais vigoureusement puissante et distinguée, presque aristocratique (et il y a aujourd’hui des écrivains de cette trempe en France, par exemple, Philippe Bordas, Cécile Mainardi, Hubert Lucot, James Sacré, Denis Ferdinande, Céline Minard, Mathieu Larnaudie, Joseph Mouton, Danielle Mémoire, etc.) – doit permettre ce « soulèvement non pas des masses, mais le soulèvement de chacun pour lui-même ». Si Charles Pennequin et ses collaborateurs doivent appliquer ce qu’ils défendent là, il leur faudra repenser un nouveau numéro pour nous en convaincre.


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