tête-à-tête

Entretiens. Revue d'art et d'esthétique

par Elvire Lilienfeld
2012, in La Revue des revues no 47

J’ai toujours rêvé d’avoir une discussion en tête-à-tête avec Noam Chomsky. C’est un rêve assez ancien, qui ne concerne d’ailleurs pas que le linguiste et philosophe américain, mais de nombreux auteurs, intellectuels et artistes dont les ouvrages m’ont passionnée. Le premier numéro de la revue Tête-à-tête a répondu à cette attente secrète : j’ai pu avoir une discussion avec Jean-Marie Boëglin, Noam Chomsky, René Vautier, entre autres…

Le principe de la revue est celui de l’entretien : un interviewer, un interviewé, des questions, des réponses. Les protagonistes sont parfois géographiquement éloignés lors de l’entretien, comme pour celui avec Serge Comte, qui s’est déroulé par visioconférence, souvent ils sont face à face (ou autour d’une table), chez l’interviewé : à Cancale chez René Vautier, dans le bureau d’Alfonse Cervera à Valence ; toujours ils se voient et s’entendent. Plus rarement, l’entretien proposé est issu d’une rencontre et de la correspondance qui s’en est suivie, comme l’illustre la discussion avec Plínio Prado. Enfin, parfois, les entretiens sont « croisés », lorsque les interviewés sont plusieurs. Des entretiens polyphoniques, en quelque sorte.
On ne saurait vanter trop les qualités de tous les interviewers, remarquables passeurs : toutes les conversations permettent à la pensée de se déployer longuement, dans un déroulement d’une fluidité remarquable soutenue par une maquette aussi claire et discrète qu’efficace. Dans tous les cas, il s’agit d’une co-construction du sens, et non de réponses à une liste de questions. Un chapeau introductif présentant et situant le penseur ou l’artiste et des notes en bas de pages constituent un léger appareil critique, simple et utile, qui apporte l’éclairage nécessaire au lecteur et qui lui permet, si l’envie lui prend, de compléter l’entretien par l’intimité d’une lecture de l’œuvre. Car comment faire passer l’entretien ? La question de la transmission de la conversation au lecteur a été tranchée dès l’éditorial : comme l’annonce Anna Guilló, directrice de la rédaction, nous ne sommes pas dans un compte rendu, mais dans une re-construction de la discussion, dans un « pacte de l’entretien » pourrait-on dire, qui se noue dès la première lecture. D’où la sensation que l’interviewé s’adresse directement au lecteur, qui est « embarqué »* dans la conversation, avec un rapport de distance minimale : il est là, avec eux. Ou plutôt, ils sont là, avec moi, et les voix sortent du papier.
Et elles parlent toutes d’un même thème : « Résister ». Thème galvaudé ? Absolument pas, les 92 pages d’entretiens le prouvent. Et ce qui était promis dans l’éditorial prend alors tout son sens : la revue se présente comme « un nouvel espace littéraire et artistique d’opinion ». Ce dernier mot est à considérer avec attention, et justifie le principe de sa forme : la rencontre avec des pensées sur un thème fort – celui du deuxième numéro est « témoigner » – qui est politique. Car c’est bien de cela qu’il est finalement question, du politique. Les entretiens offrent certes une réflexion sur l’acte de « résister », c’est leur objet premier, mais les propos sont bien souvent ceux de résistants, qu’ils se définissent ou non comme tels. Penser, analyser, lire, créer, faire des films, écrire des chansons, des romans, des essais, mettre en scène du théâtre. Et en ces temps de morosité, voire de sinistrose de la politique, suspendre la course sociétale impérative – ah, cet entretien tellement éclairant sur le mobilier urbain qui empêche l’arrêt, l’immobilisme et qui oblige à la circulation des corps ! –, pour exercer sa pensée et développer sa création est en soi résister. C’est d’une incroyable et salutaire énergie, qui touche le lecteur bien au-delà de ce que les interviewés peuvent imaginer.
Un dernier mot : les animateurs de la revue, on s’en doutait, n’en sont pas à leur coup d’essai en matière d’objet éditorial non conforme : après vingt ans à livrer La Voix du regard, arrêtée en 2007, ils sont repartis pour une nouvelle aventure. Je leur souhaite, avec Tête-à-tête, de résister aussi longtemps.

Coordonnées de la revue


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