par Jérôme Duwa
2012, in La Revue des revues no 48
Où en sommes-nous aujourd’hui de notre besoin de merveilleux ? En dépit des surréalistes et de l’engageante déclaration du Manifeste de 1924, affirmant que la seule beauté vivante relève du merveilleux, avons-nous encore la foi en parcourant les allées de l’énorme marché aux puces où la merveille se brade depuis si longtemps ?
Est-ce le rempart rêvé devant un monde prétendument si banal et si défiguré par la modernité de nos sociétés dominées par la raison technologique ? Imaginons dans une même pièce située au sommet d’une tour sans fenêtre, Cioran, Heidegger et Breton : de quoi parlent-ils ? Le lecteur a le droit de donner sa langue au chat du Cheshire.
Le merveilleux offre un ultime point de vue, quand il n’y en a plus guère. Mais ne dissimule-t-il pas également une vision pessimiste de la vie ? D’une certaine manière, on pourrait le croire en lisant le récit légendaire du IVe siècle de Brandan cherchant l’introuvable : le paradis terrestre. On pourrait le croire aussi en lisant le beau portrait de Médée par Pietro Citati. La magicienne n’est-elle pas une figure du désespoir ? Elle est la fille aux yeux d’or ; elle est celle qui ne connaît plus de repos, écrit Citati, depuis que l’inconnu sous les traits de Jason, le voleur de la toison, s’est emparé de sa vie pour plonger la progéniture d’Hécate dans une nuit plus sombre que toutes les nuits : celle de crimes toujours plus horribles. Alors, « Médée devint l’Errante, l’Étrangère, la Lionne, la Barbare ». S’il est sûr qu’il n’y a rien de mièvre dans l’appel ou dans la recherche du merveilleux, peut-on cependant s’en tenir à la voie du mythe (grec ou chrétien) déjà bien des fois frayée pour le meilleur ou le pire ?
Comme le liseron qui orne la couverture de la revue, le merveilleux s’accroche où il peut et il ne fleurit que de manière éphémère. Il se cueille au hasard d’une rencontre sidérante, mais se fane très vite. Heureusement, Mirabilia ne propose pas le merveilleux comme une solution, mais plutôt comme un moyen de cartographier le monde autrement. Ce monde-ci et pas celui de Brandan, où les miracles se produisent en série. Ce monde est plutôt celui de Spilliaert dans lequel nous fait pénétrer Anne Guglielmetti. C’est aussi celui, plus espiègle, du conte de Vincent Gille. Quant aux photographies de Semih Kaplanoglu ou de Michael Kenna, elles séduisent peut-être trop aisément ; la mère nature se prête avec une grande bienveillance aux artifices des photographes épris d’Eden.
Breton écrivait que « le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques ». Reste à savoir ce qui le caractérise vraiment aujourd’hui. C’est la question encore ouverte que soulève Mirabilia. À côté des impressionnantes pensées de Novalis montrant, conformément à Kant, que la raison est en elle-même excès, le texte le plus inattendu de ce volume est peut-être celui du botaniste Francis Hallé. Il propose le récit sans emphase d’un jour et d’une nuit sur la canopée d’une forêt primaire, quelque part sous les tropiques. Il fallait y penser : la découverte de l’inconnu suppose de prendre un peu de hauteur, de renouveler notre vision, mais sans glissement mystique.
La conclusion de Novalis s’impose : « L’homme parfaitement réfléchi se nomme voyant ». Alors, faites entrer les nouveaux voyants qui ne sont pas les ennemis de la rationalité !
La Revue des revues no 48