par Jérome Duwa
2013, in La Revue des revues no 50
Si l’on voulait aujourd’hui procéder au démontage des représentations collectives du rodéo, dans un geste mythologique, il est fort probable que l’on ne ferait guère surgir dans la culture de masse de chevaux ou de bœufs bondissant comme s’ils étaient sur ressort et éjectant un piteux cowboy au bout d’un temps plus ou moins court. On penserait immédiatement à d’autres « fêtes », parfois macabres, qu’enregistrent les rubriques de faits divers ; le rodéo en voiture vrombissante, les forces de l’ordre aux trousses, est un des signes tangibles du renouveau de ce que les sociologues nomment la « violence urbaine » des « classes dangereuses ». Ajoutons, pour briser là avec ces préliminaires, que le rodéo renvoie étymologiquement à l’encerclement et l’on trouvera alors que ce titre est fort bien choisi pour une revue qui n’est pas de sociologie ou de complainte sociale, mais qui vise la création au sens plein du terme. Qu’est-ce que créer ? Peut-être briser le cercle dans lequel on est enfermé et qui ne tient que parce qu’on contribue à le maintenir désespérément, comme le cowboy déjà évoqué se retient d’une main sur sa monture déchaînée.
Cette publication est portée par un collectif. Il faut citer ici tous les noms pour ce no 1 et n’en retrancher qu’un seul pour le no 2 : Mary Chebbah, Sandra Iché, Gilbert Guillaumond, Renaud Golo, Lenaïg Le Touze, Anna Massoni, Sandra Pasini, Louis Salignat, Guillaume Sauzay, Vincent Weber.
À la page 3 de la revue, une photographie présente un skieur effondré dans la neige devant un panneau indiquant : « Voie sans issue circulation aux risques et périls des usagers ». Le texte programmatique de Matthias Youchenko qui surmonte l’image allégorique précise la topographie de cette publication très originale et annonce la manière de constituer son sommaire : « Dessiner des cartes à partir de points ou de positions dans le monde. Demander à plusieurs de dire, d’écrire, ou de faire signe depuis là où ils sont. » Il s’agit non seulement, indique-t-il, de délimiter une géographie, mais aussi de savoir varier les points de références pour recommencer toujours et percevoir autrement. On ne peut plus demander sérieusement aujourd’hui, comme hier, « d’où parles-tu camarade ? » et cela pour une raison très simple : sauf capacité exceptionnelle au lavage de cerveau, on ne sait plus globalement d’où l’on parle. En revanche, ponctuellement, des engagements spécifiques sont possibles ou plutôt restent à inventer.
Le temps des revues à programme structuré est bien fini (enfin on l’espère !), comme celui des chevaliers de la Table ronde tous vaincus par leur quête ; le collectif de rodéo revendique son hétérogénéité et c’est tant mieux dans un monde livré aux incertitudes de l’accident. Ce collectif revendique même l’hétérarchie (quel nom imprononçable au pays des hiérarchies ) et il se donne beaucoup de bons conseils qu’il s’accorde le luxe de suivre : éviter le style préconçu, étrangler une bonne fois pour toute cette vieille croyance en la créativité généralisée et surtout ne pas se doter d’une ligne éditoriale.
On ne croise pas tous les jours une revue grand format (plus grand qu’un magazine ordinaire), sophistiquée dans ses mises en pages toujours différentes et très agréable dans sa consultation et sa lecture.
Un motif anime la revue si ce n’est une ligne éditoriale : chercher, comme l’écrit Mary Chebbah, tous les « leviers » possibles (théoriques et fictionnels) pour « extirper de l’insatisfaction toute tentative de nostalgie, d’abattement ou de dénonciation ». Cela produit de l’irrévérence inventive à l’égard du pouvoir, ici Guéant en fait les frais, et cela produit aussi des textes, des dessins, des textes mêlés à des dessins, des photographies, de nombreuses créations très souvent convaincantes, particulièrement au plan plastique.
Tout commence avec une série de photographies de performances de Guillaume Sauzay, auxquelles s’ajoutent des poèmes, dont celui-ci qui donne la tonalité ambiguë de l’ensemble : « un arbre et une baignoire / se pendre ou se baigner / lalala ». On oscille entre tragique et légèreté ; c’est l’époque, non ?
Virilio, Arendt procurent de quoi penser l’à présent, de quoi penser l’événement. Si cette dernière notion concentre l’attention de plusieurs contributeurs de la revue, la forme de leur intervention varie : de l’approche philosophique à l’étonnant Passe ton tour, récit sous forme de questionnement graphique mettant en page et en drame l’événement primordial du « printemps arabe ». Sur le même sujet, on lira avec intérêt un grand entretien avec Mohamed-Chérif Ferjani (historien spécialiste de l’Islam et du monde arabe), qui approfondit la situation tunisienne.
Aujourd’hui, on parle moins vite de « révolution » ; on préfère évoquer une « transition démocratique ». Mais Ferjani n’était déjà pas dupe à l’automne 2011, tout en encourageant les avancées sans aucune nostalgie à l’égard du régime de Ben Ali : « une révolution libère le meilleur et le pire ». Être attentif à l’événement signifie sans doute croire en la possibilité du sans précédent (Arendt), ce qu’indique également la chaîne dite de Markov, dont le nom apparaît discrètement au détour d’un dessin.
Cette pensée de l’événement tournée vers les pays islamiques est toujours au cœur du numéro 2, dont il faut au moins signaler l’importance en raison d’un inédit précieux de Michel Foucault sur la révolution iranienne. L’entretien accordé en 1979 au jeune Farès Sassine revient en détail sur les prises de position du philosophe généalogiste jugées alors scandaleuses. On découvre quelle a été la gestation de son intérêt pour cette révolution qu’il aborde à la suite de la lecture du Principe espérance d’Ernst Bloch. Il précise comment l’intrication du politique et de la religion qu’il voit à l’œuvre en Iran lui rappelle la situation occidentale du XVIe siècle et le conduit à la notion de « spiritualité politique », envisagée comme un schème descriptif et non comme un modèle à suivre.
Sandra Iché raconte comment, par le hasard d’une recherche sur la revue libanaise L’Orient-Express, dont on peut lire une intéressante synthèse dans rodéo no 1, elle a été informée de l’existence d’une cassette de cet entretien jamais plus écoutée depuis 33 ans… On aimerait faire tous les jours de telles découvertes.
Comment achever ce tour d’horizon bien partiel de ces numéros particulièrement stimulants ? Peut-être en revenant sur la somptueuse série de photographies en noir et blanc d’un champ de courses dans rodéo no 1 : images du surgissement, de l’événement, du hasard ; gradins vides, guérites d’observation inquiétantes, chevaux galopant, badauds derrière des grillages assistant médusés au spectacle de l’encerclement. On en est là. Comment échapper à la tranquille fascination pour ce champ de courses ? Essayons rodéo.