…ou le goût inimitable du reviens-y
D’un doigt de fée, virgule, Ovaine dessine autour du lac des O dans l’eau, séparés par des virgules, point.
— Zéro faute ! s’éxclabousse le silure grossi trois mille fois. Comment tu fais?
— Motus cousu, glouton ! Je prépare mon filet pour pas te louper, tu vas voir!
Terrifié jusqu’à l’infiniment petit, le silure, au moment où se resserre la nasse, dégobille tout ce qu’il a glouté depuis Noé et même avant : têtards tardifs, âmeçons, œufs de cent ans, noyaux d’ananas et même un bébé chèvre avec son fœtus à la main.
Ils attendent la prochaine arche, en tétant le vide.
Si dodue manne ébahit Ovaine qui se dit qu’à repasser par le zéro, on en sauve des vies.
*
La Passe, une revue des langues poétiques, semestrielle et indépendante, fondée sur l’échange sous toutes ses formes entre le verbe et l’image et sur le brouillage identitaire, a dix ans et 19 n° à son actif. Certains passeurs fidèles, fétichistes, curieux et collectionneurs nous réclament le n° 0 de 2005, parce qu’ils l’ont égaré ou ont pris la revue en route. Ils veulent en être — depuis le tout début. Requête émouvante. Et si on le ressuscitait ? Hop, une souscription est lancée aux amateurs. C’est alors qu’André Chabin, le Prince Charmant des Revues (le PCR), me demande des contes (les textes de commande sont salvateurs parce qu’ils déplacent les repères) : quoi, quoi, kôa, quand, pourquoi, où ça… enfin, des contes. Ovaine* , l’agitée du bocal, aussitôt de ressurgir, la boule à zéro, pour réfléchir au vide sidéral que génère la création poétique, dans l’oxygène sans cesse renouvelé que libère une revue.
Cet ectoplasme hanté par la résurgence et la métamorphose se dit que ressortir le zéro, un peu oublié depuis deux lustres, sera une façon de faire peau neuve. Paradoxe facile ? Que nenni ! Explorer le noyau c’est prendre la mesure de ce qui s’est éployé et savoir comment le chaos initial a tenté le cosmos. Pour cela, l’orbe doit louper le cercle et filer en spirale, sinon tu te cognes à ta tronche et c’est la bosse — gaffe aux cornes de rhinocéros qui clonerait l’acte d’exister… qui empaleraient les dissidents. Donc abordons notre propre vaisseau en pirate et pillons ce qu’il reste à sauver pour le troquer ailleurs.
Oh, surprise, cet esquif 0 non seulement a cultivé un certain chaos mais contenait déjà des débris de cosmos : Philippe Blondeau, le complice de toujours, Pierre Garnier, Ivar Ch’Vavar, Lucien Suel, François Richard, Hélène Parent, Eric Quenot, Tristan Felix, Sylvie Dazy, Rémy Péray… les uns bien sonnés, les autres inconnus ou devenus illustres, tous partants pour jouer à l’autre et se désobéir. L’un, hélas, nous a quittés (P. Garnier) mais combien, grâce à cette revue, sont nés poètes ou se sont risqués à créer en vers ou en dessins ce à quoi ils n’osaient même songer ! Anne et Gabrielle Breton-Peslier, Eric Dauzon, Samy Abdelazim, Ivan Osadcii, Isabelle Voisin, Paul Dalmas-Alfonsi, Maurice et Pascaline Mourier-Casile, Aurore Dourthe, Violaine Blaise, Frédéric Moulin et j’en passe de sacrés autres, noms qu’on ne lit pas au sommaire de toutes les revues. Et qu’y a-t-il dans ce n° inaugural ? Les premières traductions unilingues ; une « passe » contre un certain Delerme ; Le Crapaud de Tristan Corbières, à qui l’on a ôté la consonne « r » pour en faire un Euh, Capot avec exégèse véridique s’il vous plaît; une parodie de chronique jazzistique ; Au Tombeau de Tarkos, prouesse chamanique de possession ; des Voix Postales imaginaires qui dureront plusieurs n° ; des Anti-portraits, avant-coureurs des « Autoportraits des autres » du récent n°18 ; ou encore des Incisions, marquèterie de poèmes exogènes et puis les grands H hallucinés d’une poésie spatiale.
Y’a pas à dire, c’était un bon plant. On a arraché, biné, pouponné les larves, fumé, bouturé, hybridé, greffé, coloré, décoloré, stocké, jeté, exposé, vendu et toujours mis en scène. Ah, la lecture-spectacle ! Une maladie moderne que j’appellerai prouesse plutôt que performance, laquelle confond l’intime bravoure collective contre l’habitude de soi avec la plus-value de l’auto-proclamation conceptuelle ou opportuniste, liée au pouvoir. Oui, la poésie est bien un engagement politique, au sens où elle s’aventure au-delà de ses propres frontières, même si en cas de tragédie planétaire elle devra sans doute renoncer provisoirement à ses formes pour s’inventer ailleurs. On n’a jamais tiré à beaucoup d’exemplaires, on n’a jamais été subventionnés, on n’a jamais été très épais ni large (90 pages, 1/3 de A4 vertical, format chéquier, 7 € le n°0 + 1 € de frais de port, à vot’ bon cœur, m’sieurs dames !), on n’a jamais été diffusés que par nous-mêmes, dans les librairies intéressées ou sur les salons et les marchés. Faut dire que notre métier, c’est plus le commerce des mots et des images ; le noyau dur en tout cas est resté écarlate.
Il n’a pas toujours été aisé de cultiver l’échange, le contrepoint, le potlatch, tant la culture de la création est centrée sur le moi de l’auteur et son autorité intrinsèque. Du moins ce n° zéro est-il entièrement cousu de « passes ». Nous recevons, en revanche, de plus en plus de propositions de textes qui ne sont pas des « passes », malgré nos rappels à cet esprit si particulier. Peut-être conviendra-t-il de réinventer notre stratégie pour ne pas rester enfermés dans cet esprit d’ouverture mais, au bord du 9è milliard d’humains sur terre, il nous apparaît que le plus grand nombre de lecteurs n’est pas la priorité absolue. Misons plutôt sur une confrérie poreuse.
Certes, on se demande quand cela s’arrêtera, s’il faut briser net ou éclore d’autres coquilles. Un tel retour sur le n° d’origine est une façon de tâter le terrain d’entente, de laisser flotter le doute autour de lui, en orbite attentif. Ovaine a bien raison d’installer son boulier lacustre et de compter ce qui reste sur ses doigts dont elle ignore toujours le nombre. Ce dont elle est sûre, c’est qu’il faut toujours s’installer autour d’une table ronde et s’en absenter dès qu’elle est complète pour laisser un couvert vide à l’inconnu de passage. Voyez comme le silure glouton a tout vomi pour rendre la vie à l’incréé. Si c’est pas de la passe, ça !
Ce n° 0 sera réédité tel quel, avec la même pagination, comme un fac-simile dans l’écrin toutefois d’un double et nouvel édito illustré et d’un florilège d’échos sur la revue. Pour se le procurer, il suffit d’écrire à Philippe Blondeau, 3, rue des Moulins, 80 250 Remiencourt, en joignant un chèque de 8 € (7 € + 1 € de frais de port) à son ordre. Pour s’abonner aux deux numéros annuels, c’est 17 €.
Pour plus de détails :
http://lusineamuses.free.fr/?Qu-est-ce-que-La-Passe&var_mode=calcul
* ’Ovaine, 2008, éd. Hermaphrodite, épuisée, sauf chez l’auteure. http://lusineamuses.free.fr/?Couriels