par François Bordes
2014, in La Revue des revues no 52
La Biennale Internationale des poètes en Val-de-Marne a désormais sa revue. Zone sensible. Le titre fait sens et ricoche : l’appellation réservée aux cités et aux établissements scolaires difficiles prend une toute autre profondeur. Le détournement fait mouche. « La poésie est peut-être ce moment où la langue entre dans la zone sensible » prévient la revue dans le texte d’ouverture. Le programme est ample puisqu’il s’agit de rendre compte de la création poétique internationale contemporaine, de sa diffusion et de sa réception. L’ambition de la revue est donc aussi citoyenne : « la poésie vit dans la cité » nous rappelle-t-on d’emblée. C’est donc très logiquement que le thème choisi pour ce premier numéro soit « Poésie et événement ».
L’idolâtrie du sens de l’histoire n’ayant guère survécu au xxe siècle, les événements dont il s’agit ne sont pas les soixante ans de tel ou tel Soleil de l’Humanité, mais l’événement au sens premier de « ce qui arrive » dans et par le poème. « Comment traiter poétiquement l’événement ? Comment faire événement avec le poème ? » sont autant de questions posées à plus d’une trentaine de contributeurs. Le volume se divise en trois parties : des textes « Ici et maintenant », des poèmes « d’ailleurs et d’ici » et une petite anthologie sur le sujet. La conception graphique est très réussie, le portrait de Maïakovski par Ernest Pignon-Ernest orne la couverture et, à l’intérieur, d’élégantes photographies de Jacques Le Scanff rythment la lecture.
Les animateurs de la revue donnent leurs visions des liens entre poésie et événement. Nelly George-Picot le dit admirablement dans un bref et dense article : « Les catastrophes collectives comme les grands événements intimes nous ramènent aux fondements de la vie, à la justesse et à la concision. » Il s’agit désormais de penser « le poème comme événement ». Francis Combes propose de son côté un « post-scriptum » à une conversation sur la poétique de l’événement. Sous forme de « notes intempestives », le directeur de Zone sensible interroge la poésie contemporaine et le regard porté sur elle. Les voix rassemblées sont diverses et appartiennent à différentes générations, différents courants idéologiques, différentes écoles poétiques. Ce caractère collectif et conflictuel est une des grandes qualités de cette revue qui propose d’offrir un regard global sur la poésie de son temps. Ainsi lira-t-on des textes de Frank Smith et de Gérard Cartier, de Geneviève Hutin et de Liliane Giraudon. Gérard Noiret donne une suite de poèmes autobiographiques et Bernard Noël, après un entretien, consacre un texte à la question du « cerveau disponible », dans la droite ligne de sa réflexion sur la « sensure ». Pascal Boulanger, Claude Ber ou Marie Étienne contribuent aussi à ce dossier. Judith Balso s’interroge sur le lien d’Hölderlin à l’événement et cherche à comprendre, dans un texte étincelant, « comment Hölderlin travaille, avec les figures événementielles » en se concentrant sur son rapport à la Grèce et à la Révolution française.
La rubrique « D’ici et d’ailleurs » ouvre ses colonnes à des poètes du monde entier – en particulier à quatre Syriens traduits par Maram el-Masri. La rubrique de « Documents » espère donner des « éléments d’un dossier historique, évidemment incomplet, sur la question de la poésie et des circonstances »… On y retrouve ainsi des passages du grand classique de Predag Matvejevitch, Poétique de l’événement ainsi que Le Déshonneur des poètes de Péret, des textes d’Aragon, Maïakovski ou Nazim Hikmet. Ce dossier contient aussi une nouvelle traduction de fragments du fameux ABC de guerre de Brecht. Le volume se clôt par un court texte de Timothée Laine suivi de notes de lecture.
Zone sensible s’impose donc, dès son premier numéro, comme un lieu utile à la poésie contemporaine, une véritable zone de lutte contre la violence faite à la langue.