Rares sont les revues qui peuvent s’enorgueillir d’atteindre l’âge respectable de 50 ans. Un demi-siècle à ne cesser d’enrichir ses questionnements, à multiplier ses approches, à se renouveler au fil d’une vie marquée par des transformations majeures dans sa vie éditoriale comme dans ses migrations « administratives » : tel est le cas cette année d’Hommes et Migrations menée, depuis 10 ans – après l’empreinte durable de Philippe Dewitte – par Marie Poinsot. Pour nous, elle revient sur l’histoire de la revue, ce qui la meut, sa volonté de décloisonner les savoirs, entre expertises et expériences de terrain, et, dans un paysage intellectuel et éditorial profondément modifié, le rôle qu’elle s’assigne aujourd’hui et pour demain.
La France se distingue par la vivacité des revues qui animent la vie intellectuelle comme laboratoire d’idées et de formes artistiques en écho avec leur temps. A l’occasion de ses 50 ans, Hommes & Migrations s’interroge sur la particularité de son aventure éditoriale, aujourd’hui plus que jamais, alors que les grands médias, comme des rouleaux compresseurs, semblent occuper le terrain et les esprits avec des représentations stéréotypées de la société. En parcourant les expériences à son actif, cette revue propose de s’interroger sur sa place dans le paysage intellectuel : savoir d’où on vient, mesurer les étapes parcourues, et réfléchir où la revue peut aller à l’avenir.
Dans les fonds baptismaux d’une association caritative
La revue Hommes & Migrations doit beaucoup à sa naissance dans le milieu associatif parisien qui accueillait et apportait son soutien aux migrants dans l’après-guerre. Son originalité découle de l’idée que l’information peut guider les actions de terrain pour mieux les qualifier. « Les origines de la revue Hommes & Migrations se trouvent dans le projet d’une association d’aide aux immigrés, ayant pour but la promotion de la connaissance des populations du Maghreb en France, l’Amana1. Créée à Paris (par le père Ghys), en 1945, l’association propose des cours d’alphabétisation aux travailleurs nord-africains et se dote également d’un service de publication, les Etudes sociales nord-africaines (ESNA). La production et la diffusion d’informations est envisagée comme le complément nécessaire à l’activité d’alphabétisation : s’il faut familiariser ceux que l’on appelle alors les « Nord-Africains », à la vie en métropole, il faut aussi sensibiliser les acteurs sociaux aux problèmes qu’ils rencontrent et qui sont alors envisagés comme des problèmes « spécifiques »… On compte 103 numéros des Cahiers nord-africains2, entre leur création en 1950 et l’année 1965, date à laquelle ils deviennent la revue Hommes & Migrations
Devenue au fil des décennies une revue dite « scientifique » spécialisée sur les phénomènes migratoires, Hommes & Migrations n’en a pas pour autant perdu son originalité : informer, connaître et reconnaître les migrations, invisibles ou stigmatisées, transformer les regards sur les populations immigrées, pour nouer un dialogue avec la société sur ces thèmes. Son identité éditoriale a fait cohabiter les contenus et les approches, les sciences et les pratiques professionnelles ou artistiques, en résonance dans un même numéro, comme plusieurs tentatives de trouver le sens en multipliant les facettes d’approche.
Mixer les apports et les points de vue
Pour évoquer le chemin parcouru depuis les Cahiers Nord-Africains, il nous faudrait parcourir les 1308 numéros parus depuis 1965 et voir comment la revue a pris position dans les grandes étapes de l’histoire des migrations, en France et dans le monde. Un travail de longue haleine qui pourrait faire l’objet d’une recherche passionnante.
En janvier 19873, l’éditorial de Jacques Hauser commente un changement de cap important : « qu’après un effort progressif qui remonte à plusieurs années, le moment semble venu d’affirmer que nous ne voulons pas nous limiter à la compilation de textes divers parus ici et là mais que nous entendons exprimer aussi des points de vue originaux, des analyses inédites ainsi que notre propre interprétation de l’actualité » Cette nouvelle ligne met l’accent sur les articles inédits, sur les témoignages et sur les reportages de la vie quotidienne des quartiers et des associations qui les animent. La formule éditoriale ne va pas varier dans ses grandes lignes. Elle associe des « repères » que sont les articles de fond sur l’immigration en France, des commentaires sur l’actualité et des chroniques culturelles. Son rythme de parution mensuelle, puis bimestriel jusqu’à 2013 où elle devient trimestrielle, en fait une publication plutôt réactive dans le champ des revues de sciences humaines et s’adresse à une audience mixte dans ses profils et ses attentes, en proposant d’approfondir la compréhension des situations migratoires et de leurs conséquences dans les sociétés contemporaines.
Traiter les réalités migratoires sous tous ses angles, avec l’appui de toutes les disciplines et de toutes les expertises, voilà comment Hommes & Migrations a assuré depuis 50 ans sa mission de diffusion de connaissances scientifiques et celles issues du terrain ou militantes, sous des formats qui ont certes changé d’année en année, mais toujours avec le souci de développer un dialogue pluridisciplinaire et pluraliste. Le champ reste vaste et complexe.
Une ressource pour les débats d’idées
Depuis plusieurs décennies, le débat fuse sur l’immigration, la diversification culturelle, l’identité française, et renvoie à un questionnement inquiet sur les systèmes de valeurs, le fonctionnement démocratique, la place des religions dans l’espace public, les représentations de soi et des « autres » . Si les médias se sont emparés de ces thèmes avec des a priori, les spécialistes ont du mal à s’y faire entendre. La diffusion des savoirs doit passer désormais par des programmations diverses, au-delà des cercles académiques.
Éditée depuis 2007 par la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (devenue Musée de l’histoire de l’immigration), Hommes & Migrations a initié une programmation de rencontres en lien avec des expositions, des festivals, des salons, des spectacles vivants qui expriment d’autres aspects ou dimensions des migrations, au Palais de la Porte Dorée ou ailleurs à la demande de partenaires. Elle a joué la carte de la complémentarité et de l’enrichissement réciproque avec d’autres domaines de production de sens que les sciences sociales. Il s’agit de reconnaître le phénomène migratoire comme une composante incontournable de notre société. Et de prolonger les propositions culturelles et artistiques par des débats d’idées, toujours vivants et vivaces, parfois polémiques. Puisque de ces tensions et frottements émergent des interrogations qui nous obligent à revoir nos certitudes.
La revue a d’abord programmé des débats et tables rondes qui pouvaient prolonger ses parutions pour que les numéros ne restent pas sur les étagères des bibliothèques ou dans les réserves du musée. Puis elle a considéré qu’elle pouvait constituer une ressource pour interpeller les publics sur les enjeux de sociétés en pleine mutation. Concevoir ou animer des débats d’idées favorise aussi la diffusion des connaissances. Au-delà, à travers ces échanges, la revue tente de reformuler un projet commun sur des thèmes fondamentaux liés aux migrations comme l’hospitalité et le rapport à l’altérité, la participation et la citoyenneté, les appartenances, les identités et les cultures, etc.
Un laboratoire des questions émergentes
La revue Hommes & Migrations a porté une attention aux nouveaux chantiers de recherche et publié les jeunes chercheurs, quel que soit leur statut académique. Elle a permis de prospecter des thèmes émergents et de les traiter en amont du débat public : le codéveloppement (1993), et la dette à l’envers (1999), comme l’imaginaire colonial (1997) et l’héritage colonial (2000), les discriminations (1999), les migrants internautes (2002), et font découvrir des migrations encore mal connues : les mineurs isolés (2004), les diasporas chinoises (2005) ou indiennes (2008), les migrations environnementales (2010), migrations en création (2012). L’élargissement du cercle de ses auteurs, notamment par la voie des appels à contributions, lui a permis de dresser une cartographie plus large des lieux où se produisent les recherches les plus avancées sur les migrations.
Par ailleurs, les comparaisons européennes ou internationales façonnent autrement la compréhension des migrations en élargissant les angles d’analyse. Elles brisent les effets ethnocentristes des modèles politiques et culturels nationaux et confrontent les réalités migratoires au-delà des frontières géographiques ou linguistiques. La revue a publié des analyses croisées avec d’autres pays étranger (Canada (1996), France-Allemagne (2000), France-Etats-Unis (2003), et France-Brésil (2009) etc.) : dialogues et échanges de travaux avec des chercheurs, publications communes avec des revues étrangères spécialisées, organisation de séminaires… etc. Une des meilleures façons de mettre en perspective le débat français sur l’immigration est de montrer comment les déclinaisons internationales révèlent les enjeux propres auxquels sont confrontées les sociétés contemporaines. L’immigration est un baromètre des sociétés, qui mesure les amplitudes météorologiques des opinions selon les pays.
Quelle place dans le paysage intellectuel, aujourd’hui ?
Pour fêter ses 50 ans, la revue invite d’autres revues à une réflexion collective qui serve de fil rouge pour les années à venir. En commençant par échanger collectivement sur les lectures des évolutions de l’environnement, que ce soit le paysage intellectuel ou le milieu de l’édition, on pourrait comprendre où se situent les nécessaires adaptations des revues. Elles pourraient aussi réfléchir ensemble à des stratégies possibles de survie, de développement et de rayonnement vers des audiences plus larges de plus en plus difficiles à toucher, comme les jeunes générations.
Toute une série de questions en découlent. Quel rôle peut avoir une revue dans la diffusion des connaissances à l’heure de la circulation mondiale des informations ? Comment se distingue-t-elle d’un ouvrage collectif plus classique qui rassemble des contributions scientifiques sur une problématique commune ? Quels sont les virages à prendre pour survivre en tant que projet éditorial spécifique en matière de format, de style rédactionnel, de contributions issues de domaines divers ? De quelle manière l’existence numérique, en complémentarité de l’édition papier, modifie-t-elle les agendas et les savoir-faire rédactionnels des revues ? Qu’en est-il des partenariats éditoriaux de grande ampleur sur tous ces sujets brûlants qui agitent les sociétés contemporaines ? Une revue est-elle toujours légitime pour animer des débats et faire avancer les idées nouvelles et courageuses ?
À l’automne prochain, à l’occasion du salon des revues, la revue Hommes & Migrations invite d’autres revues à débattre de toutes ces questions avec un esprit de liberté et de d’audace face aux défis qui les incitent à réagir.
Marie Poinsot