Le combat contre Malraux et la machine imparable du musée imaginaire était perdu d’avance, parce que le développement technologique lui a donné raison, en dépit même du déclin du livre.
Mais Georges Duthuit (1891-1973) fait partie de ces esprits dont la pensée attire justement parce qu’elle est celle d’un splendide vaincu ou d’un minoritaire. Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit désarmé. Au contraire : si le prophétisme malrucien a sa grandeur un peu emphatique, l’offensive muséoclaste de Duthuit nous rappelle surtout combien il serait désirable que l’art enlace la vie de plus près; qu’il en suive même méticuleusement les contours et les pulsations. On ne s’étonne pas vraiment d’apprendre à la lecture de ce Cahier que Georges Duthuit ait mûri les leçons vitalistes de la dernière philosophie bergsonienne.
Si le paradoxe d’un hommage au muséoclaste Georges Duthuit rendu par un musée comme le Centre Georges Pompidou ne surprend pas non plus, c’est précisément parce qu’une institution de cette envergure dont l’ambition est, entre autres, de faire parcourir allées et contre-allées de l’art du XXème siècle, lui est redevable. Il est bon de ne pas oublier que notre regard exigeant s’est aiguisé aux contacts des audaces d’un Duthuit comme de quelques autres « passeurs », sans révérence aucune à l’égard des catégories convenues. Dans un extrait du Feu des signes (Skira, 1962) reproduit dans ce dossier spécial des Cahiers du Musée national d’art moderne, on lit cette remarque qui, précisément, appelait la construction d’un musée différent comme sait l’être souvent le Centre Georges Pompidou : « Qui n’a été saisi, dans un musée, du besoin de se précipiter à une fenêtre et de plonger les yeux, tout spectacle cessant, sur ce qu’on nomme, par une singulière antiphrase, le spectacle de la rue, sur le jardin, sur la fontaine ? » Plus qu’au motif des fenêtres de la Renaissance, l’on songe ici à celles ouvertes sur la rue par Matisse, Marquet ou Piano et Rogers.
L’oeil de Duthuit est celui d’un byzantiniste formé auprès du non-conformiste britannique Matthew Stewart Prichard. Il est aussi celui d’un fervent de l’oeuvre de Matisse, dont il devient le gendre en 1923. Si les deux hommes s’éloignent assez vite dès les années 30, leurs différends n’empêchent cependant pas le peintre de collaborer à certains projets de Duthuit, comme en témoigne par exemple le livre illustré intitulé Une Fête en Cimmérie (Fernand Mourlot, 1964).
L’inclination byzantine de Duthuit ne fut pas un simple passe-temps de dandy, mais une véritable spécialité qu’il cultiva auprès du conservateur-adjoint au Louvre Georges Salles, avant de prendre en charge le secrétariat général de la première exposition internationale d’art byzantin qui s’est tenue au Pavillon de Marsan en 1931. Cette spécialité le porte aussi vers une conception générale de l’art mettant au premier plan la « haute décoration figurative » orientale en opposition avec la tradition mimétique d’Occident. Or, selon Duthuit, le courant oriental ne s’est pas totalement perdu et, avec les Fauves, il connaît une résurgence, en sorte que la mentalité moderne se trouve plus proche de celle des byzantins qu’on ne l’imagine communément. Ainsi que le montre le long et précieux essai introductif de Remi Labrusse, la pensée de l’art de Duthuit tient à une triple fidélité constamment réaffirmée dans ses textes : Matisse retrouve Byzance ; la vitalité de l’art passe par sa fonction sociale ; l’ancien résonne dans l’actuel.
On voit notamment, par l’article de Bernard Vouilloux, comment Duthuit défend la thèse d’un devenir oriental de l’art d’Occident et comment certains Fauves étaient chinois à leur insu.
En prenant Byzance pour paradigme, Duthuit souhaite repenser la fonction sociale de l’art dans le contexte du Front populaire étudié par Bertrand Tillier, qui signale cependant les contradictions dans lesquels il ne manque pas de s’enfermer : comment en effet louer le cérémonial en récusant sa part idéologique ?
Toutefois, l’intention de Duthuit était de souligner la profonde nocivité d’une culture travaillant exclusivement à produire des citoyens-spectateurs écrasés par l’admiration de l’art du passé. Une admiration abêtissante qui finit par paralyser jusqu’au jugement et stérilise le goût.
Ce mouvement de révolte d’un érudit qui se voulait à la fois de son temps et les yeux rivés vers l’Orient n’a pas été sans susciter de fructueux dialogues : si les relations avec Breton, notamment durant l’exil à New York des deux hommes, ont surtout révélé une grande divergence de vues, les liens noués après-guerre avec René Char, Samuel Beckett et André Du Bouchet seront plus féconds. Comme le signale l’article de Martine Créac’h, avec ces deux derniers, une relation de travail va se construire, notamment à l’occasion des parutions de la revue Transition (six livraisons entre février 1948 et octobre 1950), laquelle constituerait à n’en pas douter un beau chantier d’étude pour La Revue des revues.
Jérôme Duwa