Cette Mer gelée ne sortira qu’à l’automne mais elle vaut la peine qu’on réserve déjà un exemplaire. Voici donc en avant-première une note de lecture pour mettre en appétit.
Ce n’est pourtant pas faute d’avoir lu et relu cet excellent précepte si rarement mis en pratique : « Il faut battre sa mère pendant qu’elle est jeune » (P. Eluard et B. Péret, 152 proverbes mis au goût du jour, 1925). Avec le temps, la pitié gagne en puissance et la main s’engourdit imperceptiblement : jadis si ferme et résolue, vigoureuse comme celle d’un poète de sept ans, elle retombe finalement et s’abandonne, lasse, le long de la cuisse. Et nous voilà mis au pas pour longtemps. Pourquoi et comment cela s’est-il produit ? Hypothèse : peut-être que « Maman a un désir obscur d’Armée de Terre » ?
Après sa reprise avec un numéro « Chien », La mer gelée (Othello/Le nouvel attila) propose une nouvelle livraison cette fois consacrée à « Maman » sous le format d’un livre à la numérotation jouant à cache-cache et avec une unique illustration en fin de volume. Il s’agit d’une photographie d’un fragment archéologique par Annaëlle Vanel : une sculpture en pierre, fortement rongée par le temps, le visage informe et les hanches larges. Envers et contre tout, Maman a traversé les âges.
Compte tenu de grands bouleversements sur la scène tragi-comique de la famille, il était temps de refaire le point à son sujet, en compagnie de quelques écrivains de langue française, allemande et anglaise. Et ils sont nombreux dans ce numéro, auteurs et traducteurs, souvent les deux à la fois. Citons, parmi d’autres, à ce riche sommaire : Noémi Lefebvre, Aurélie Maurin, Jacob Wren, Alban Lefranc, Joseph Winkler, Antoine Bréa…
Comment répondre à cette question entre toutes embarrassante ? Liebst du deine Mama ? Tout le monde a compris, même en allemand. Oui, bien sûr, comment faire autrement. « Merci Maman » répond par exemple Christophe Manon dans un texte enveloppant comme une confidence essoufflée faite à soi-même dans la moiteur de cette salle de bain où pend le peignoir maternel, régulièrement tâché de sperme filial.
Pour Georges-Arthur Goldschmidt à qui l’on doit de nombreuses traductions françaises de Nietzsche, de Kafka et de Peter Handke, la question de la mère rejoint immédiatement celle de la langue. Etant donné son histoire personnelle de réfugié juif durant l’Occupation, sa Muttersprache s’est plutôt confondue avec la langue parlée par ceux qui l’ont protégé des nazis. Ainsi, pour préserver la langue de Heine, du hongrois Kafka, de Mörike ou d’Eichendorff du grand saccage linguistique du nazisme, il était pour lui indispensable de se tenir à bonne distance du « vide engloutissant » de sa mère.
Ce n’est sans doute pas au même vide auquel Pierre Bergougnioux a eu affaire avec sa mère, sa Mam impotente, éloignée de son pays natal, et qu’il visite régulièrement dans une maison de retraite, puis à l’hôpital, sans espérer tromper son indifférence. Elle est devenue celle qui s’en fiche de ce qui peut lui advenir, souverainement stoïque devant les dérèglements en cascade du corps et les efforts de son fils pour fendiller le silence.
Le dilemme est finalement assez simple : ou bien l’on rejoue éternellement le rôle d’Anthony Perkins dans Psycho dont l’âme a été absorbée par sa mère morte et dûment empaillée dans la cave (voir Dans le vide); ou bien, tel Perceval le Gallois, on tourne le dos à Maman en dépit de ses sanglots et l’on poursuit son chemin sans se retourner vers « la grande forêt obscure ».
Jérôme Duwa