On est jamais à cours de clichés ! On se représente souvent le gamer comme une espèce d’adolescent attardé confiné dans sa chambre et cliquant furieusement sur une souris alors que sur un écran subdivisé toutes sortes de scènes incompréhensibles se déroulent dans un apparent désordre tout en s’empiffrant de chipsters. Certes il y a de ça et certains articles de ce 3e numéro d’Immersion relèvent d’une communauté un peu étrange, avec ses codes, son tutoiement d’office, ses références ou son lexique un peu ésotériques et mystérieux…
Mais attention, Immersion n’est pas une revue de geeks qui palabrent et argutionnent sans fin sur des jeux en réseaux ou des détails impénétrables ou s’échangent des trucs de férus d’informatiques à la limite de l’asocialité… Non, ses animateurs pensent, à partir du jeu vidéo, le monde dans lequel ils vivent, comme si la réflexion sur l’espace numérique, le jeu, la technologie, permettait d’augmenter, d’enrichir d’autres disciplines. Il est toujours séduisant de déplacer l’axe de notre pensée, de bouleverser nos repères et nos habitudes, de retourner les enjeux de nos réflexions pour les considérer autrement. Avec plus de lucidité peut-être. Bref, Immersion étend le champ de la réflexion à des objets qui dans un premier temps semblent trop hétérogènes pour produire du sens… Et pourtant, associer l’univers des jeux de stratégie à la conception de Canetti, de convoquer Baudrillard ou Bataille, de rapprocher l’univers numérique de celui de Gulliver, provoque une espèce de sursaut qui décale la réflexion et produit une intelligibilité renouvelée.
Immersion constitue un espace réflexif tout à fait inédit. C’est la première revue qui se positionne intellectuellement à partir de la première (on l’oublie trop souvent) industrie culturelle en France. Il ne viendrait à l’esprit de personne de ne pas confronter le cinéma, le théâtre, la littérature, l’art contemporain, aux idées, de ne pas interroger un espace créatif à partir des outils de la pensée savante. Certes, le jeu vidéo n’a pas cette ampleur et sa dimension économique et la manière dont sa pratique se diffuse le singularise, offre le flanc à une résistance. Mais, quand on s’y penche un peu – même en étant parfaitement ignorant, n’ayant quasi aucune velléité de pratiquer cette sorte de loisir numérique et peu de goût pour l’informatique –, on réalise la diversité et la profusion des objets et des univers qui nous sont proposés en même temps que des manières renouvelées de considérer les enjeux contemporains. On y parle de politique, de morale, de représentation, de discours, de communication, d’échanges, d’égalité, d’évolution des formes de médiatisation du réel…
Dans l’interview inaugurale du numéro, Dadeko exprime les choses très clairement : « le monde virtuel ne devrait pas être un refuge, plutôt une extension. » Et si on lui emprunte cette idée, on peut l’appliquer à Immersion qui propose une augmentation réflexive, un enrichissement, une ouverture. Foin de pudeurs mal placées ou de réserves condescendantes lorsqu’on se plonge dans ce numéro consacré au « peuple ». Et quoi de plus stimulant que ce sujet après de semaines de manifestations de Gilets jaunes, de contestation sociale et du « Grand Débat » qui accumule les propositions ou les réflexions citoyennes ? Ainsi, son rédacteur en chef, Angelo Careri, écrit en prologue du n° : « Car oui, c’est bien d’hommes et de femmes que le jeux vidéo sont peuplés. Ils ne sont ni des écrins vides, ni des prisons de polygones froids. (…) Le joueur y évolue parmi ses semblables (…), c’est bel et bien à des milliers de visages qu’il est confronté quand il arpente ces mondes virtuels. Représenter la vie, humaine, animale ou robotique, que ce soit à l’aide de deux pixels ou des présupposé réalistes, a toujours été l’apanage du jeu vidéo. Et cette vie, luxuriante, expansive, fait foule. Elle fait, dans les jeux qui s’attachent à fédérer ou à représenter le collectif, le peuple. »
De cette proposition naissent de nombreuses réflexions dont certaines nous interpellent singulièrement. On y apprend des choses surprenantes, que par exemple on manifeste dans les jeux vidéo, qu’un sentiment collectif s’y développe, que des socialités y expérimentent de nouvelles formes (on pense au travail de Nicolas Bailleul présenté dans Gros-Gris (faisant l’objet d’un compte rendu)), que se déploie une historicité de la représentation propre à ses univers. Des univers qui ne sont pas tous à l’image de World of Warcraft et simili Donjons et Dragons ou autre Pokémons (des articles fort intéressants y renvoient d’ailleurs), mais interrogent notre réel, nos rapports à l’information, à la morale, à la justice… Ainsi, on lira l’entretien passionnant entre Florent Maurin et Mohamed Megdoul (directeur de la rédaction), ancien journaliste et créateur d’Enterre-moi, mon amour élaboré à partir d’une conversation sur whatsapp de Nour, réfugiée syrienne qui décrit son voyage vers l’Europe ou on apprendra dans la section « Réseaux » qu’un jeu a été conçu sur Mai 68. La contribution d’Angelo Careri sur les jeux de stratégie et celle d’Ulysse Mathieu sur les jeux qui proposent de construire des univers, semblent particulièrement marquantes et permettent vraiment de penser des mouvements ou des idées que leur sujet enrichit et redéploie en profondeur.
Chaque fois, la question du peuple s’y décline, y est questionnée, tantôt sur le mode d’une indéfinition ou d’une manipulation, d’autre fois en reconsidérant l’identification, ou encore sur le mode de la collection, de l’intrusion du réel dans le jeu et inversement dans la contamination du réel par des éléments numériques. Ces enjeux d’une représentation hybridée apparaissent à la lecture de ce numéro riche, très intéressant plastiquement, varié, lisible, extrêmement important pour compléter nos savoirs, les redéfinir, instaurant un dialogue très ouvert avec les champs des sciences sociales ou des conceptions artistiques. Dans cette même démarche d’entrecroisement, de rencontres, on notera quelques articles particulièrement stimulants qui interpellent : celui de Paul Sztulman par exemple qui réfléchit le comment faire peuple, comment le figurer, dans quelle épaisseur et dans quels buts, qui réfléchit une hybridation de la représentation et des formes qui peuplent les jeux vidéo, celui de Bérangère Séquin qui articule le jeu Inside avec les travaux de Chantal Akerman ou bien encore (un de nos préféré) celui d’Hélène Birlouez sur les représentations du monde paysan dans le jeu vidéo.
Immersion constitue, assurément, un objet remarquable, ambitieux qui permet, chose rare, de penser à partir de ce que l’on méconnait. C’est déroutant, amusant, inquiétant et jouissif à la fois.
Hugo Pradelle