Senna Hoy : revue en deux langues

 

Senna Hoy est une revue sans fioritures, petit format, papier crème, ni introduction, ni sommaire. Le premier numéro donne la parole (en français et en anglais) à trois identités féminines contemporaines à travers cinq extraits de leurs œuvres. Le texte central est de Nat Raha, neuf fragments qui jouent sur la typographie, certains dans leur version originale anglaise, d’autres traduits en français. Choix qui fonctionne bien avec cette poésie de la césure qui coupe autant qu’elle relie. De part et d’autre, des textes de Christina Chalmers, poétesse et traductrice qui entremêle l’urbain et le sauvage, et de Victoria Xardel, à l’affût des malaises et des effondrements.

 

Pourquoi réunir ces trois voix ? Parce que Christina Chalmers et Nat Raha contribuent à la revue expérimentale de poésie en ligne Datableed (dont le mot d’ordre est : « Pas de triste chair. Pas de capitalisme néolibéral. Pas d’homophobie, de transphobie, de racisme ou de misogynie. »), parce que Victoria Xardel travaille régulièrement aux côtés de Luc Bénazet. Mais surtout parce que toutes trois se font écho dans le recensement des luttes et des dégâts, arpentant des décombres en quête de quelque chose de sauvable. Ce sont des pages qui sentent le brûlé (« it catches fire, since it is true », « brûlez cela, laissez les cendres ici », « poumons en feu »), désastre ou promesse de renouveau ? Il est question de luttes et d’émeutes, de changement d’ère : « ce rêve est le terrible inventaire d’un geôlier des choses récemment défuntes », « Ce qui me rend profondément pessimiste, c’est qu’on ne parle bien que de ce qui est en train de disparaître. » Pour autant, la mélancolie n’est plus de mise, de nouveaux modes et de nouvelles formes sont à inventer. Nat Raha s’est inventé un système de ponctuation particulier, qui signe liens et rupture, mots-valises (comme « em/pyre » qui fait fusionner empire et « pyre », le bûcher), mais correspond aussi aux soupirs et autres modulations sonores de mise en voix de ses textes. Voix androgyne, à l’image de l’interprète qui ne cache pas son identité trans. Christina Chalmers trouve dans le monde biologique (plantes et invertébrés notamment) des métaphores pour dire un monde au bord du désastre. Victoria Xardel déploie son sens de la formule pour dire la résistance à la domination : « Ils ne croyaient pas à l’éventualité de troubles étendus et durables. » Lignes qui résonnent à l’hiver 2019-2020. C’est l’auscultation d’un monde qui n’a rien de confortable. Au détour des ruines laissées par la lutte et la violence, des choses qu’on croyait fragiles persistent – et signent.

 

Johannes Holzmann / Senna Hoy

Le choix de donner les textes à lire dans deux langues (sans livrer original et traduction comme dans les éditions bilingues) est audacieux mais fonctionne. Commencer par des poèmes traduits pour terminer par des poèmes en version originale, avec une manière de fondu-enchaîné au milieu, ne fait que renforcer la puissance évocatrice de chaque langue tout en célébrant les passerelles qui existent entre elles. Quid du titre ? Senna Hoy est le pseudonyme de Johannes Holzmann, écrivain et activiste allemand, anarchiste et défenseur du droit à l’homosexualité. Sous une telle égide, voilà une parole poétique incandescente dont les voix se répondent avec brio.

 

Sophie Ehrsam