45 ans de poésie québécoise : Estuaire livraison 182

Entrée dans sa 45e année, la revue québécoise de poésie Estuaire a toujours fière allure. Michaël Trahan, qui en assumait ces dernières années la rédaction en chef, annonce passer le flambeau à Stéphanie Roussel. Il trouve les mots justes pour dire ce qu’est selon lui l’expérience de la revue : « Une revue n’est pas une ligne à suivre, mais un objet de beauté à lire dans tous les sens. » La thématique annoncée de ce 182e numéro – Réversibilité – n’est pas évidente à cerner. Pour être tout à fait honnête, on doit avouer que ce fil censément conducteur nous a souvent échappé ; peu importe. Restent les textes, des poèmes essentiellement, qui ont du corps, surtout quand ils font le choix du sens accessible, en un mot, de la lisibilité.  Si quelques-uns – mais c’est affaire de goût, évidemment – échouent à nous communiquer de l’émotion, trop hermétiques peut-être qu’ils sont, beaucoup d’autres touchent au cœur, et certains, même, sont assez bouleversants. Les pages d’Hugo Beauchemin-Lachapelle émeuvent particulièrement par leur simplicité, récit feutré d’un séjour à l’hôpital sous le signe de la fébrilité. Au chevet du nouveau-né branché aux machines que l’on veille, des poèmes s’écrivent, « encore des poèmes », qui apprennent, un peu, à domestiquer la peur, à meubler l’attente, à combler un grand vertige intérieur :

 

Je ne suis pas doué pour le courage

je ne suis qu’un tas de détresse

chiffonné par la fatigue du matin

quelque part dans le réseau de la santé

 

Ma petite crie, elle pleure,

elle a mal dormi elle aussi

 

Je la prends, je la berce

on se colle, on se colle fort

 

On fait nos devoirs ensemble

nos devoirs de chaleur

parmi la psalmodie des électrocardiogrammes

 

On est pas pire pantoute. 

 

Ailleurs, les contributions respectives de Belinda Bélice et d’Andréane Frenette-Vallières méritent d’être saluées pour leur incandescence et leur fragilité nerveuse, tout comme celles de Sarah-Louise Pelletier-Morin ou Camille Readman Prud’homme, qui glissent plutôt, elles, vers la prose poétique. L’ensemble – une petite quinzaine de textes au total – propose diversement points de fuite, lignes de rupture ou nœuds de nerfs, fait tour à tour entendre ruminations et prières, terreurs et tiraillements ; bref, le tout est un bien beau bouquet d’échardes et d’étincelles. Michaël Trahan, de nouveau : « Une revue est l’un des lieux où le poème vient se retourner sur lui-même avant d’aller vers le monde pour donner à vivre et à penser. » En tant que lecteur, on apprécie l’offrande, merci.

 

Hors dossier, on fait connaissance, grâce au portrait que Stéphanie Roussel lui consacre, avec Diane Pelletier, 85 ans aujourd’hui, qui s’est retirée de la vie littéraire voilà longtemps, et qui fut apparemment, dans les années 50-60, très active, notamment au sein des revues Échange/Exchange, Liberté, Teangadoir. Entre autres choses (des critiques de livres, des traductions…), on découvrira aussi un portfolio consacré au travail du photographe Chih-Chien Wang, né en 1970. Installé à Montréal depuis bientôt vingt ans, cet artiste taïwanais s’approprie avec habileté, flirtant par moments avec le kitsch, le comique souvent involontaire du quotidien ou son inquiétante étrangeté. C’est à lui que l’on doit le cliché de couverture – pas le meilleur toutefois de la série présentée ici ; la photo du cheval seul dans son manège, dos à l’objectif, ou celle du garçon à l’avant-bras plâtré étaient autrement plus intéressantes – ; c’est lui, donc, qui met en scène une peau de banane trempant dans le fond d’eau d’un verre haut. À dire vrai, c’est peut-être dans cette image-là que la notion de réversibilité nous a semblé le plus se manifester, finalement. Par le double sens de lecture possible que le visuel offre : on croirait quelque méduse cherchant, par ses tentacules ainsi déployés, à s’extirper de ce piège transparent ou au contraire s’y rafraîchissant et s’y délassant, relax…

 

Anthony Dufraisse