A Littérature-action : « Être Persée »

Après avoir consacré le dossier de son précédent numéro à la figure d’Albert Cossery, écrivain d’une discrétion légendaire qui a fasciné tous les lecteurs un peu sensibles aux ironies de la vie et aux résistances obstinées, silhouette d’oiseau déambulant dans Saint-Germain, la rédaction d’A littérature-action change de braquet tout en démontrant une certaine logique.

 

On passe d’un écrivain à un peintre mais, en choisissant de mettre en lumière, cette focalisation propre à sa peinture, le Caravage, l’équipe de la revue semble vouloir défendre des artistes qui vécurent dans une forme singulière d’à-côté de la société. Cossery, sorte de vagabond à l’élégance magistrale, Le Caravage, petite frappe et mauvais garçon qui ne se refusait jamais au coup de poing et aux affres la « mauvaise vie ». Ce sont aussi des figures qui résistent, qui ne se donnent pas d’évidence, qui ont leurs admirateurs, comme réunis en des sociétés d’initiés. Ce sont des entêtés, critiques, radicaux.

 

La nouvelle livraison d’A littérature-action s’ouvre, de manière atypique, sur une pièce théâtrale qui met en scène le peintre et son amant, Francisco Cecco, réfugiés à Naples en 1610 après que Le Caravage a laissé sur le carreau un rival et qu’il est poursuivi par la justice romaine. C’est l’occasion d’une sorte de saisissement du peintre dans son intimité, peu de temps avant sa disparition mystérieuse. Il s’y tient des échanges qui font traverser l’œuvre, la pensée, la manière du peintre, la façon dont il conçoit le geste de peindre, la nature de l’art mais aussi sa vie privée, ses rapports sentimentaux, sa nature cavalière. On pourrait discuter de la forme choisie qui fait du théâtre un tableau en quelque sorte, mais il y a de l’audace à ouvrir un numéro d’une façon si étonnante. Pour le moins, on y trouvera le ton du dossier : « Il faut vivre comme une braise du réel, pas comme de la cendre. »

 

Caravage, Mort de la Vierge, vers 1606

 

 

Suivent différentes contributions qui donnent à voir le peintre dans la vie. Isabelle Doucet en dresse un portrait vif, informé, ponctué de belle reproductions. C’est un portrait d’une vie fulgurante, le tracé d’une trajectoire unique. On traverse alors sa peinture en même temps que son existence, on y perçoit les contradictions violentes, le refus qui habite tout. C’est dans la vie, dans une forme de scandale permanent que se fonde la peinture du Caravage, celui dont Le Poussin disait qu’il était « venu pour détruire la peinture ». Plus loin, Doucet cite le peintre lui-même : « Tout tableau est une tête de Méduse. On peut vaincre la terreur par l’image de la terreur. Tout peintre est Persée. » Plus ponctuellement, Jean-François Capéran rend compte de l’exposition qui s’est achevée il y a quelques semaines au musée Jacquemart-André à Paris. On pourra lire aussi, écrit en contrepoint de cette dernière les poèmes de Laurent Doucet ou le texte bref de Thierry Renard qui le lie à Pasolini. Curiosité d’importance, au milieu du dossier, on pourra découvrir des textes écrits par Giovan Petro Bellori en 1672 qui, de manière tout à fait frappante, voit déjà la valeur du peintre, la manière qui l’impose comme un maître. Semi portrait, semi étude, ces quelques extraits semblent saisir sur le vif un être insaisissable.

 

Suivant ce dossier, on trouvera des textes de créations, comme dans chaque numéro, ainsi que des textes consacrés aux actualités littéraires algériennes, en particulier autour de Jean Sénac dont les œuvres complètes reparaissent chez Actes Sud (n’oublions pas le travail des éditions Marsa pour promouvoir ce poète majeur). On remarquera trois sections particulières qui frapperont les lecteurs. Tout d’abord les aquarelles de l’herpétologiste Gaëlle Caublot qui émerveillent, à la fois précises et comme inachevées dans des sortes de coulures ou de ponctuations colorées vraiment réussies, puis celle qui rapporte les travaux du « Parlement des écrivaines francophones » et l’ensemble autour de la Maison André Breton à Saint-Cirq-Lapopie et le festival qui s’y tient. Simultanément actuelle et inactuelle, A littérature-action continue son chemin, toujours attentive à ce qui inscrit l’art dans la vie et réciproquement, sensible à des énergies, à des envies d’inscrire l’existence dans des formes, comme un geste paradoxal de refus accueillant.

 

Hugo Pradelle