À quoi reconnaît-on un fantôme ? À ce qu’on le voit (alors qu’il n’est pas là) ; à ce qu’il est là (alors qu’on ne le voit pas) À ce qu’il apparaît pour aussitôt disparaître, capte la lumière alors qu’il se trouve tapi dans l’ombre. Bref, à ce qu’il joue les présents absents, ou, ce qui revient au même, les absents présents…
C’est tout l’enjeu de ce numéro passionnant de Critique que de nous faire entendre ce que l’on pourrait appeler le « paradoxe du fantôme », paradoxe qui hante ( ! ) aussi bien la littérature que la philosophie, les arts que la poésie, le cinéma en particulier, et ce, depuis la nuit des temps jusqu’à notre moderne époque, qui nous apparaît comme saturée de revenants en tous genres. Ce n’est pas Derrida qui dirait le contraire : « l’avenir appartient aux fantômes »…
… et à l’histoire, en premier lieu. De fait, la discipline a depuis longtemps fait la part belle aux fantômes. Que l’on songe simplement à Michelet, son projet d’écrire l’histoire comme une « résurrection ». De ce Michelet-là, il est question dans le remarquable « Fantômes historiographes » de Caroline Callard, laquelle traque et débusque les spectres qui travaillent secrètement les textes de Philippe Ariès, Pierre Chaunu et Michel Vovelle.
Voir/Ne pas voir. La photographie, et plus encore le cinéma, ont évidemment quelque chose à montrer (et à ne pas montrer…) du fantôme. En témoignent la réflexion de Mireille Berton sur le cinéma, les fantômes et les médiums de même que l’analyse tout en finesse de Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa par Raymond Bellour. Un entretien avec Jérôme Prieur, écrivain et documentariste, fantomologue parmi les fantomologues, complète fort à propos ce volet image en mouvement : « Sans doute n’est-ce pas un hasard si je ne réalise que des films documentaires, en me mettant sous l’invocation de Resnais ou de Marker. Ces documentaires ont pour ambition de montrer aussi ce qui n’est pas visible.»
Les fantômes se déplacent ensuite progressivement du côté de l’Asie, la Chine, le Japon, dans la littérature, la peinture, plus généralement l’image (« Les ombres d’Hiroshima » de Christine Bergé) sans oublier « Des fantômes dans le paysage », belle digression de Marielle Macé sur de nouveaux états spectraux, à partir de la lecture, notamment, de Manger fantôme (Ryôko Sekiguchi) et Les Fantômes du tsunami (Richard Lloyd Parry) et de la catastrophe de Fukushima. Un « fantomatique » qui résonne « comme une catastrophe ontologique, de la souillure qui colle à toute vie, et touche à la définition même de ce qui est, à la manière dont s’éprouvent désormais les corps, l’air, les lieux, les noms… ». De quoi hanter nos nuits et nos jours, jusqu’après-après-demain. Voire…
Roger-Yves Roche