Dans sa préface au livre du chanoine Boulard, Premiers itinéraires en sociologie religieuse (éd. Ouvrières/économie et humanisme, 1954), Gabriel Le Bras saluait la « modestie de l’auteur et la majesté de la science ». Tandis que les problèmes et les angoisses de l’heure appellent un repositionnement des sciences humaines et sociales (voir à ce propos l’article de Michel Wieviorka dans le dernier numéro de Socio), il semble particulièrement important de porter attention à la sociologie et aux sciences sociales des religions. A ce titre, les sciences humaines et sociales sont « sur le front », à l’image de Fethi Benslama (Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, Le Seuil, 2016) ou de Farhad Khosrokavar (Prisons en France. Violence, radicalisation, déshumanisation, Robert Laffont, 2016). La question du religieux, comme l’on dit du politique, est désormais omniprésente dans la sphère publique, intellectuelle et médiatique. Les analyses, les prises de parole, les réflexions peuvent s’appuyer sur un socle solide, discret comme peut être discrète la lithosphère. Ce travail modeste et solide, majestueux parfois, les Archives de sciences sociales des religions contribuent à le produire, à l’accueillir, à le transmettre.
Le programme de la revue est vaste : « promouvoir une perspective comparative, élargie à toutes les religions, et à toutes les aires culturelles ; favoriser une coopération de toutes les sciences sociales aux fins d’éclairer les facettes multiples du phénomène religieux ; accueillir l’exposé des réflexions méthodologiques et théoriques sur les objets de la recherche ». Fondée par Gabriel Le Bras, Henri Desroche, François-André Isambert, Jacques Maître et Émile Poulat, la revue fête ses soixante ans cette année. Dirigée aujourd’hui par un élève de Michel de Certeau et de Louis Marin, Pierre-Antoine Fabre, elle a pour rédacteurs en chef un sociologue et historien chevronné des sciences sociales du religieux, Pierre Lassave, et une jeune anthropologue spécialiste de l’Islam, Emma Aubin-Boltanski. Revue au carrefour de différentes disciplines, Les Archives de sciences sociales des religions tiennent avec brio la tension entre perspective académique et perspective généraliste. Si la revue, à l’origine, provient d’intellectuels catholiques, elle n’a cessé de s’ouvrir aux autres religions et s’est pleinement inscrite (en particulier sous l’impulsion de Danièle Hervieu-Léger) dans le développement des sciences sociales des religions et de l’étude du « fait religieux ». Le christianisme, l’islam, le judaïsme, le chamanisme, le boudhisme, les cultes africains ou andins, le New age : toutes les expressions du religieux sont étudiées et interrogées dans la revue. Les spécialistes trouvent là un foyer commun, un lieu de discussion, de confrontaion et de mise à l’épreuve des outils méthodologiques et des résultats de recherches pluridisciplinaires.
Le dernier numéro, consacré à « La force des objets – Matières à expériences » est l’exemple éclatant de l’originalité de cette revue. Croisant les approches historiques, sociologiques, philosophiques et anthropologiques, le dossier donne une vision globale et actuelle de la question des « médiations matérielles ». Fruit de deux colloques organisés l’un à Toulouse 2, l’autre au musée du Quai Branly, ce numéro dirigé par Jean-Pierre Albert, Anouk Cohen, Agnieszka Kedzierska-Manzon et Damien Mottier s’interroge sur les matérialités religieuses à travers trois grands axes : parcours politiques des objets, expériences esthétiques et vie de la matière. L’ensemble réunit dix-sept contributions venues de spécialistes d’horizons différents (voir le détail ici : https://assr.revues.org/)
L’étude de Sepideh Parsapajouh analyse la fabrication d’une châsse en métaux précieux de douze tonnes destinée à la tombe de l’imam Husayn à Karbala en Irak. Construite de 2007 à 2013 en Iran, cette construction s’inscrit dans une visée politique ; elle suscite parallèlement une dévotion et une ferveur populaires impressionnantes. Des foules entières accompagnent l’objet religieux de ville en ville, entre l’Iran et l’Irak. Photographies et carte témoignent de l’importance des objets dans le chiisme populaire actuel. L’auteur voit dans ce phénomène un « exemple d’autonomie des croyants dans leurs pratiques religieuses, face à la religion institutionnelle cléricale ».
Le médiéviste Pierre-Olivier Dittmar, quittant sa « zone de confort », propose une remarquable étude sur ce qu’il nomme la « prière photographique ». Partant d’observations personnelles, il rappelle l’importance de la « photo-relique » du Saint suaire de Turin. La dévotion au Saint suaire fut revivifiée par la photographie prise en 1898 par Secondo Pia : on y devinait « mieux le visage du Christ »… S’opère un « transfert de dévotion », de l’original vers la copie photographique. Dittmar observe alors que s’il l’avait écrit en 1998, son article se serait arrêté à ce stade, celui des analyses de Walter Benjamin et de Roland Barthes. Or, la diffusion généralisée du numérique a transformé le statut de l’image. Cette évolution marque un passage « de la trace à l’apparition », la production photographique passe « de la production d’archives à l’expression d’un acte de participation ». Ainsi les écrans se multiplient-ils dans les temples ; les smartphones servent de médiation avec le sacré. « Si, écrit Dittmar, la photographie a été pensée pendant un siècle comme un objet relevant de la relique, il me semble que l’on gagne aujourd’hui à la penser avant tout comme un acte, et parfois comme une forme de prière. » Saint-Ecran, priez pour nous ! En 2015, la nouvelle présentation du Saint suaire de Turin le donne à voir « comme une image numérique sur une tablette ». Le pape n’a-t-il pas récemment béni une image présentée sur un smartphone ?
Qui s’étonnera, dans ce crépitement d’idées, de réflexions, d’observations et de connaissances, de trouver ici un texte de Daniel Fabre ? L’anthropologue disparu brutalement l’hiver dernier (voir l’hommage dans le n° 218 de la revue L’Homme) avait inauguré le colloque du Quai Branly d’où est en partie issu le dossier. Sa conférence sur la relation entre matérialités religieuses et horizons apocalyptiques revient sur le « système des objets » dans l’Apocalypse de Jean avant d’étudier l’expression matérielle de la fin de deux mondes, celui des Immémoriaux de Ségalen et celui du Guépard de Lampedusa. L’article s’achève par une analyse bouleversante d’un énigmatique tableau de Gauguin, Mahana no atua (le jour de Dieu) : « il n’y a plus de Jérusalem céleste, mais il y a un faire que l’artiste incarne et qui se formule en récupérant de manière très synthétique et syncrétique les débris du discours religieux ».
« Modeste et majestueux », généraliste et spécialiste, le travail des Archives de sciences sociales des religions ouvre de larges perspectives de réflexion et de recherche, participant ainsi à la réinvention des approches du phénomène religieux.
François Bordes