Ent’revues vous propose une nouvelle chronique entièrement consacrée aux cahiers, bulletins, feuilles, d’amis d’écrivains ou d’artistes… Déambulations et curiosités réjouissantes en perspective… Après avoir célébré Romain Rolland, Anthony Dufraisse lit le Haïdouc, revue consacrée à Panaït Istrati dont il fut le premier des lecteurs.
S’il est un nom familier aux lecteurs de Romain Rolland, qui a fait l’objet de ma première chronique rappelons-le, c’est bien celui de Panaït Istrati (1884-1935). J’ai sous les yeux le n° 32 du très soigné Haïdouc (en référence à Présentation des Haïdoucs, livre publié en 1925), bulletin d’information et de liaison de l’association des amis de cet écrivain roumain – prolétarien, insiste-t-on parfois – de langue française. « Gorki balkanique » selon Rolland qui fut son mentor, Istrati aura été une figure importante de la francophonie littéraire. « La clef du succès d’Istrati tint d’abord à l’étrangeté géographique, linguistique, voire culturelle dont son œuvre est animée », souligne Jean-Pierre Weill qui donne un aperçu « des ondes poétiques » qui émanent de ses contes en particulier. « Quelques titres appartiennent plus que d’autres au domaine poétique », rappelle-t-il, citant Les Chardons du Baragan, Tsatsa Minnka, Kyra Kyralina, Kir Nicolas, Codine, Nerrantsoula. Contes mais aussi romans ou récits qui sont « des vagabondages sans fin et des départs », toujours selon Weill, et qui vaudront à Istrati d’être surnommé par Kessel, soit dit en passant, « le prince des vagabonds ».
Romain Rolland, revenons à lui un moment, fut pour Istrati un « père en littérature » (Denis Taurel), un inspirateur*, un lecteur idéal selon Istrati lui-même qui, un an avant sa mort, écrira dans une lettre à l’intéressé : « Aurai-je un jour un million de lecteurs qu’aucun ne me comprendra comme vous ». Dans une contribution inédite en français, transcription d’une communication d’abord publiée en Italie et qui date de 2005, le professeur Liviu Bordas revient sur l’épisode de la visite, en juillet 1926, du barde indien Rabindranath Tagore en France, chez Romain Rolland à Villeneuve. Istrati aurait dû être de cette réunion, mais ce ne fut pas le cas finalement. « L’histoire littéraire ne peut que regretter avec Rolland que la rencontre des deux écrivains ‘exotiques’ n’ait pas eu lieu. Pour Rolland, comme pour le public français, ils étaient tous deux des représentants de ‘l’Orient’. Bien que l’Europe de l’Est n’ait pas été considérée strictement de cette manière depuis des décennies, la prose d’Istrati – souvent située entre Shéhérazade et Kipling – évoquait cette ancienne image. Le caractère ‘oriental’ de l’œuvre d’Istrati sera accentué par ses récits d’Egypte, de Syrie ou du Liban qui semblaient faire partie du même monde que les Balkans et le sud-est de la Roumanie. » Quelques années plus tôt, c’est Romain Rolland, encore lui, qui avait attiré l’attention d’Istrati sur Gandhi, une autre figure, à l’époque, de ce qu’on a appelé « la renaissance indienne ». Dans une note de cet article de Liviu Bordas, il nous est d’ailleurs opportunément rappelé qu’au cours de sa première année d’existence, en 1923, la revue Europe « a accueilli à la fois le début d’Istrati, l’écriture de Tagore et la série sur Gandhi de Romain Rolland ».
Concluons cette chronique du jour en évoquant le très complet compte-rendu que Jean-Pierre Longre, secrétaire de l’association des Amis de Panaït Istrati, a rédigé sur une livraison de La Revue des lettres modernes qui traite de ceux que l’on a rassemblés sous l’appellation des « Conrad français », c’est-à-dire des écrivains étrangers d’expression française, sur la période 1918-1947. En l’occurrence il y est plus particulièrement question de Jean Malaquais, Albert Cohen, Irène Némirovsky, et aussi de Romain Gary, Kessel, ou encore du compatriote d’Istrati, on a nommé le trop oublié Benjamin Fondane. « Entre journalisme et roman, entre chronique et fiction, Istrati a toujours été partie prenante dans le traitement des problèmes ‘transversaux’ [la place des minorités dans la société par exemple] et « il a prouvé que l’ensemble de son œuvre émotionnelle, si engagée, est d’abord celle d’un tribun », retient Jean-Pierre Longre citant l’universitaire retraitée Hélène Lenz. Enfin, la recension de Longre s’attarde sur les pages que La Revue des lettres modernes consacre à l’amitié d’Istrati avec Victor Serge. Christian Delrue, auteur desdites pages (et qui se trouve être président de l’association des Amis d’Istrati), raconte leur rencontre à Leningrad en 1927, leur pérégrination à travers une URSS qui les décillera sur la vraie nature du régime soviétique ; désillusionnés, ils deviendront tous deux, aux yeux des staliniens purs et durs, des cibles mouvantes…
Anthony Dufraisse
* On pourra se reporter à la communication de la chercheuse Fiorenza Taricone au colloque Panaït Istrati de Bucarest en novembre 2018, intitulée « Une amitié intellectuelle : Panaït Istrati et Romain Rolland ».
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