Depuis des mois elle était là, sur le comptoir de cette librairie où l’on se rend presque chaque jour. Là, pratiquement sous nos yeux, et on ne la voyait pas. On parle de Ballast no 7 bien sûr. Il faut dire que semaine après semaine, des piles et des piles de bouquins de pisse-copie bankable lui faisaient de l’ombre. Et puis il y a quelques jours, une éclaircie : entre deux réassorts, elle entre subitement dans notre champ de vision, cette revue, avec Assa Traoré et Angela Davis en couverture. Sitôt rentré on l’a lue et voilà, dans la foulée, on s’empresse d’en rendre compte ici car cette livraison remonte déjà à l’automne 2018.
Ballast, rappelons-le au besoin, est une revue portée par un collectif franco-belge depuis fin 2014. Elle s’est constituée comme un mouvement attentif au monde tel qu’il va et, surtout, tel qu’il ne va pas. La preuve par les sous-titres (importants, les sous-titres, toujours) : « Tenir tête, fédérer, amorcer ». Des impératifs qui sont autant d’impulsions, lesquelles se veulent aussi bien défensives que constructives. Autant, aussi, d’invitations à la rencontre. De fait, on échange beaucoup dans cette revue, on dialogue, on croise expériences et points de vue, on essaie de s’enrichir au contact des autres (même et surtout si on n’est pas d’accord). Par exemple il y est question de l’écosocialisme prôné par le philosophe franco-brésilien Michael Löwy comme la voie la plus pertinente pour repenser ensemble, et la transition écologique et la justice sociale. Question, également, de la décroissance, « inéluctable dans un monde aux ressources limitées » et qui « devient incontournable dans le débat politique », selon l’essayiste Agnès Sinaï, fondatrice en 2011 de l’Institut Momentum, un laboratoire d’idées sur les enjeux dits de l’anthropocène (une désignation – controversée – pour parler de notre période où l’influence des activités humaines sur la planète est devenue massive). Question, encore, de la pratique journalistique, engagée mais pas militante, de Florence Aubenas. Il y est question, enfin, et on aurait pu commencer par là puisqu’elles font la une, des droits fondamentaux entre Angela Davis, la militante et intellectuelle qu’on ne présente plus, et Assa Traore, la parole-parole du comité Justice pour Adama. À la faveur d’une rencontre organisée un jour de juin dernier par la revue, l’une évoque la société américaine, l’autre la situation française, à partir de leurs expériences respectives (quarante ans les séparent ; on ne dirait pas) de contestation profonde des institutions politiques, policières et judiciaires.
Au-delà des entretiens proprement dits, citons, dans une autre veine, des reportages donnant la parole à ceux qui, habituellement, ne l’ont pas, ou si peu : Issa le balayeur malien, trente-cinq ans de bons et loyaux services sur le bitume de Malakoff, les dockers du port du Havre qui forment « un village dans la ville », bastion solide du syndicalisme cégétiste, ou bien les bénévoles d’une association qui vient en assistance aux femmes à la rue et de la rue du côté de la place Clichy… Bref, Ballast joue sur plusieurs registres, différentes échelles : de la théorie appliquée aux structures socio-économiques tout autant que des visions à hauteur d’hommes et de femmes. La chronique pour faire signifier le monde tel qu’il est ; la réflexion pour faire affleurer de nouvelles significations. Parcours de singularités, contours des solidarités. « Je veux vivre en multitude et qu’avec les autres soient le partage et la vie. » Cet extrait d’un poème signé Ubah Cristina Ali Farah, Italienne d’origine sommalienne, – car précisons-le il y a aussi une partie création dans cette revue – résume assez bien l’esprit du projet : une revendication de dignité pour faire positivement et durablement société.
Anthony Dufraisse
PS : on allait oublier : il y a aussi, signé Aline Baldacchino, un texte sur l’inclassable Claude Cahun (1894-1954) que l’on s’en voudrait de ne pas signaler.