Il fallait le grand format de Billebaude pour mettre en majesté, sur la couverture, le portrait d’un cerf et de ses hauts bois. « Un animal d’exception », s’émerveille Philippe Dulac, le président de la Fondation François Sommer, l’institution qui publie cette superbe revue de vulgarisation en collaboration avec Glénat. En parlant d’emblée de l’imposante ramure du cervidé, on tombe, paraît-il, dans le piège de l’apparence. C’est en tout cas ce que pense David Pierrard, qui est en charge depuis dix ans du domaine de Belval, dans les Ardennes, où l’on peut observer cette espèce sauvage, de loin « la plus grande de nos contrées tempérées » (P. Dulac) : « Résumer un cerf à ses bois, c’est très réducteur, estime le gestionnaire du domaine dans l’un des nombreux entretiens que compte ce numéro. Je me refuse à dire qu’un cerf est plus beau qu’un autre, ce sont des considérations qui n’ont pas lieu d’être. » N’empêche, cet attribut spectaculaire est et restera toujours fascinant, surtout pour les béotiens un peu enfantins que nous sommes en la matière. Ce n’est pas Alain François, président de l’Association française de mensuration des trophées (si, si, ça existe), qui dira le contraire. Ce médecin radiologue de profession est un collectionneur de têtes bizardes. Bizardes, oui, vous lisez bien : le terme désigne les bois présentant des déformations pour diverses raisons, notamment génétiques. L’homme est à ce point fasciné par ces anomalies de la nature qui les a passées à l’imagerie médicale. « Entre deux clients, je venais avec un trophée de brocard (jeune chevreuil) dans un petit sac et on le passait au scanner. Pour les trophées de cerf, c’était plus compliqué… Il fallait que je vienne pendant ses nuits de garde. C’était des soirées extraordinaires. J’arrivais avec une voiture pleine, on montait les trophées par l’ascenseur réservé aux patients et quand le scanner était libre, on y passait les têtes bizardes. J’ai fait des radios incroyables* », raconte-t-il à propos de ces séances photo un peu particulières menées avec l’aide d’un confrère de ses amis exerçant dans un service de radiologie hospitalier. On imagine la scène, surréaliste, et on se dit que, finalement, les scénaristes de séries médicales ne sont pas si imaginatifs que ça…
« Mi-bête, mi-forêt » selon la formule fameuse de Pierre de Ronsard, le cerf apparaît dans les tableaux troublants de Tom Uttech, ce peintre américain né en 1942 connu pour ses paysages peuplés et inspirés des forêts du nord du Wisconsin. Également interviewé, l’intéressé, dont certaines toiles sont généreusement représentées, explique le sens de la présence récurrente d’une figure hybride de femme-cerf dans son travail : il s’agit pour lui de traduire « la manière dont les formes de vie entrent en relation, et les équilibres ou tensions qu’elles construisent ». Le cerf dans son milieu, c’est aussi l’un des multiples centres d’intérêt de l’anthropologue Charles Stépanoff, passionnant intervenant de cette décidément très dense livraison. Son attention au vivant en général lui fait dire que le cerf symbolise le renouveau perpétuel de la nature : « Chaque année ses bois incarnent le cycle de la mort et de la renaissance, c’est pour cela qu’il est intéressant d’un point de vue symbolique. » Il y aurait bien d’autres choses à dire de ce très riche Billebaude qui aborde par ailleurs les mythes et les rituels liés à la chasse et au monde sauvage. Comme pour les précédentes livraisons – sur le loup, l’ours, le fauve…, en attendant une imminente parution sur les rapaces –, il s’agit à nouveau de comprendre l’évolution de nos rapports aux animaux et à la nature, que ce soit sous nos latitudes ou ailleurs. Billebaude, vraiment, est un parfait exemple de revue où la réflexion et l’expérience de terrain ne font qu’un.
Anthony Dufraisse
*Des clichés sont d’ailleurs reproduits dans cette livraison.