Le quatrième numéro de Blink Blank propose un dossier passionnant consacré à la manière dont les films d’animation se saisissent de l’enjeu majeur des migrations et des exils dans le monde. Comme l’écrit Jacques Kermabon, il esquisse un « tableau bigarré où des écritures s’inventent, des mondes s’interpénètrent, des techniques s’entremêlent. Elles confirment la fécondité des mélanges, la richesse des métissages, les beauté de la créolisation », comme pour offrir une forme et un discours alternatifs aux remugles xénophobes qui saturent notre époque.
C’est que, pour Blink Blank, le cinéma d’animation s’affirme comme un témoin ! De la souffrance, des errances de populations ou d’individus, du poids de l’histoire, de ses troubles et de ses soubresauts, de la manière dont on écrase des invisibles. L’inventivité formelle et narrative du cinéma d’animation permet de donner forme, de manière originale, à notre histoire et nos angoisses politiques. Comme d’évidence, le dossier semble construit autour du grand succès du film sur la retirada : Josep. Les films y sont ainsi considérés de manières diverses, qu’ils explorent nos passés traumatiques ou un présent dont l’urgence humanitaire apparaît criante.
Blink Blank propose ainsi une sorte de panorama critique assez didactique et clair qui offre un aperçu tout à fait considérable des formes de l’animation et de ses capacités à parler du monde et de politique. On y considère des films qui ordonnent l’émigration, sa mémoire intime et collective qui s’écrit dans l’image, dans son traitement, des films « qui utilisent le pouvoir de l’animation de restituer ‘l’image manquante’, effacée par les traumatismes ou occultée par l’histoire officielle, pour exhumer une page méconnue du passé ». Ce pouvoir de révélation par la distance de l’image animée apparaît clairement dans des films d’une grande puissance émotionnelle. Par exemple Josep (voir le n° 2 de la revue), le beau film d’André Ughetto, Interdit aux chiens et aux Italiens, qui donne lieu à un long entretien ou, surtout peut-être, le superbe long-métrage de Don Bluth, produit par Steven Spielberg, Fievel et le Nouveau Monde – un conte américain. C’est ce film qui ouvre le dossier, sans doute pour la puissance de son incarnation, par des souris, des émigrants russes aux États-Unis. Véritable œuvre mémorielle (on trouve des enjeux voisins dans La Liste de Schindler des années plus tard), elle démontre la capacité de l’animation à dire le monde, à incarner la mémoire, à lui offrir une forme de discours d’une efficacité frappante.
En contrepoint, le dossier aborde les enjeux très actuels des exils. Des films sur le camp de Lampedusa avec le film très inventif de Anca Damian, L’Île, ou sur les réfugiés venus Afghanistan avec le film de Jonas Poher Rasmussen, Flee. On pourra y découvrir aussi un bel entretien avec la cinéaste iranienne Sepideh Farsi ou des analyses précises de La Traversée de Florence Miailhe ou encore du court-métrage Suleima… C’est une des grandes qualités de Blink Blank que d’allier une information large et claire sur les films d’animation et d’en proposer dans le même mouvement des analyses érudites et précises. C’est cet équilibre qui frappe à la lecture d’une revue qui balaie à chaque livraison une actualité d’une richesse et d’une profusion remarquables !
On s’y sent à la fois induits à un rapport empathique, proche, curieux, et en même temps à une juste distance critique, savante, encyclopédique presque. Plusieurs articles marquent dans cette quatrième livraison. Tout d’abord le passionnant entretien avec Phil Tippett et son Mad God, « leçon de cinéma », « somme vertigineuse de plus de quarante ans » d’expériences plastiques et narratives fascinantes. Mais aussi des notes critiques de grande qualité sur des films aussi différents que Bestia d’Hugo Covarrubias, la longue série L’Attaque des Titans (disponible sur Netflix en ce moment), le surprenant Archipel de Félix Dufour-Laperrière ou encore le nouveau film d’Ari Folman (réalisateur de Valse avec Bachir) ou le grand succès de Patrick Imbert, Le Sommet des Dieux…
On lira aussi avec un grand intérêt l’hommage au cinéaste yougoslave Vatroslav Mimica ou, dans la passionnante section « La Fabrique de l’animation », l’entretien avec Maggie Haden, costumière pour des films d’animation et des marionnettes dans des films de Wes Anderson ou Tim Burton par exemple. Riche, variée, Blink Blank propose une approche très dynamique du cinéma d’animation – des auteurs les plus connus aux plus originaux –, nous faisant découvrir, avec une grande joie avouons-le, des univers plastiques, des formes de narration puissantes, vives, nécessaires. On y découvre une actualité plurielle en même temps que des pratiques, emportés par une revue qui est tout à la fois généraliste, informative, didactique, militante aussi, en ne renonçant pas à un discours savant et informé. Après l’avoir lue, comme avec Images documentaires, on est surtout pris par des envies de cinéma, poussés par le désir de découvrir et de se plonger dans des univers très variés qui nous rappellent l’importance et la nécessité d’une forme de cinéma propre, d’un discours qui réarticule nos imaginaires et nos mémoires, les stimule, les incarne autrement, leur offre une voix puissante !
Hugo Pradelle