Les Cahiers Aragon n°1

« On ne circonscrit pas le génie. On n’en fait pas le tour », écrit François Kasbi à propos d’Aragon dans un récent opuscule*. Ni l’homme ni l’œuvre ne se laissent en effet totalement cernés. Le domaine est trop grand, trop vaste, labyrinthique surtout, et trop complexe le personnage. L’œuvre d’Aragon reste, et restera encore longtemps sans aucun doute, matière à réflexion et objet de passion. Bien entourées (quelques parrains : Pierre-Marc de Biasi, Philippe Forest, Philippe Le Guillou, Maryse Vassevière…), les Éditions les Cahiers animées par Jean-Sébastien Gallaire inaugurent donc avec ces Cahiers Aragon n°1 une série prometteuse. Pensée comme une « exploration libre et variable », selon les termes de Luc Vigier (qui assure la rédaction en chef, assisté de Daniel Bougnoux et Nicolas Mouton), cette première livraison ouvre des voies nouvelles dans une œuvre plurielle, véritable « tapisserie palimpseste », pour citer le même, et dessine les contours de l’identité démultipliée d’Aragon, cet « homme-foule » suivant la belle formule de Daniel Bougnoux pour qui « l’enchevêtrement et les jeux de bascule entre Moi et l’Autre traversent l’esthétique, l’érotique et la politique d’Aragon en se fortifiant mutuellement ».

 

Louis Aragon en 1981 par Bernardo Le Challoux

 

Pour donner un aperçu de ces Cahiers, peut-être faut-il commencer par la fin, où sont présentés quatre poèmes inédits, donc émouvants, du très jeune Aragon, issus des archives d’une famille (les Beau) côtoyée dans le Var. Preuves, mais on s’en doutait, que ça et là subsistent encore des signes et traces d’Aragon à diverses époques. Auparavant, dans une contribution fouillée, Patrick Née reprend la correspondance entre Breton et Aragon pour formuler une hypothèse assez audacieuse. L’universitaire s’écarte de l’interprétation qui fait volontiers de Breton « une figure paternelle de substitution aux yeux de son cadet ». Sa démonstration, plutôt convaincante, aboutit à considérer Breton comme « une instance maternelle archaïque ». Sous « perfusion épistolaire », comme si cette « correspondance passionnelle » avait quelque chose d’un cordon ombilical, Aragon aurait chercher à se construire affectivement, pour mieux s’en émanciper plus tard comme l’on sait, à travers la matrice bretonnienne. Tandis que Philippe Cappelle relit La Semaine sainte à la lumière des parabases (ces interventions par lesquelles un auteur prend la parole en son nom propre dans le cours d’une histoire), Julie Morisson feuillette Les Lettres françaises. Elle veut voir dans la mise en page du journal, orchestrée par Aragon, la manifestation d’un rapport singulier à l’image : « en composant Les Lettres françaises, Aragon s’affirme sculpteur et peintre : il dispose texte et image comme s’il décorait une toile (ou un mur) ou modelait un corps ». Quoiqu’un peu osée (surinterprétation ?), la thèse se tient. Son tour venu, Luc Vigier choisit de s’intéresser au dessin aragonien, ce polygraphe d’Aragon ayant aussi toute sa vie joué du crayon. Vigier déchiffre cette autre poétique des signes aux deux extrémités d’une existence, de la période dada et surréaliste au grand âge venu. Ailleurs, les figures de Jean Ferrat (sous la forme d’un entretien inédit mené par Nicolas Mouton en 1999) et Léo Ferré ou celles de Perec et Sollers servent successivement de contrepoint, ici pour mieux entendre la musicalité de la poésie d’Aragon, là pour mettre en avant telle ou telle facette de sa personnalité (et pas toujours à son avantage, si l’on pense aux extraits du journal de Christian Prigent rapprochant, au milieu des années 80, Aragon et Sollers dans une même mondanité médiatique). Quant au texte de Valère Staraselski, il nous invite rue de Varenne, dans l’appartement d’un Aragon au soir de sa vie, et qui regarde derrière lui, sans tout à fait tomber le masque. Sans doute est-ce la contribution la plus personnelle d’un ensemble plutôt analytique même s’il faut signaler, car c’est une très bonne idée, que chaque texte est précédé d’un articulet intitulé « Aragon & moi » témoignant du degré d’affectivité qui lie le contributeur à l’œuvre d’Aragon.

 

Anthony Dufraisse

 

* Supplément inactuel avec codicille intempestif au bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, La Bibliothèque, 2016.