La dernière livraison des Cahiers Jean Guéhenno explore certains aspects de l’œuvre et de l’action de Jean Guéhenno, intellectuel engagé — souvent au premier rang, notamment dans les année trente — dans les combats de son temps. Comment Jean Guéhenno, écrivain, essayiste, directeur de la revue Europe, de l’hebdomadaire Vendredi, chroniqueur dans différents journaux, intervint-il dans le siècle ? Quelles relations entretint-il avec certains des intellectuels et écrivains de son temps ? Différents articles abordent cette thématique du début des années trente à mai 1968.
Les années trente sont celles d’un intense débat intellectuel à propos de l’Union soviétique, de l’arrivée au pouvoir d’Hitler et de Mussolini. Le Congrès international pour la défense de la culture qui se tient à Paris en juin 1935 est un moment important de mobilisation antifasciste avec une forte participation des soviétiques, dans un contexte international tendu. Jean Guéhenno en est une des chevilles ouvrières. L’article intitulé « Hercule et Prométhée », deux figures de la mythologie souvent évoquées par Guéhenno, rappelle la participation active de l’écrivain, tant dans la préparation de ces assises qu’au cours de débats parfois très animés qui lui offrent l’opportunité de défendre avec fougue, devant un parterre d’intellectuels prestigieux et des militants ouvriers attentifs, son credo humaniste. Avec le temps, il portera un regard très critique sur, comme il l’écrira plus tard, cet « étrange congrès » auquel n’assistait évidemment pas Curzio Malaparte, le publiciste italien dont on connaît les ambiguïtés, tour à tour fasciste puis opposant au régime, auteur de Technique du coup d’État, publié en 1931 dans la collection « Les Écrits » dirigée par Jean Guéhenno chez Grasset. C’est à partir de la correspondance adressée par Malaparte à Guéhenno que Jean-Claude Thiriet analyse la rencontre improbable et les rapports ténus entre les deux hommes. La traduction du long article empathique que Malaparte consacra dans le Corriere della sera (1935) au Journal d’un homme de quarante ans complète cette étude.
L’époque était ambivalente et l’entre-deux guerres une « maison de fous » dira Jean Paulhan. Une « maison de fous qui explose sous l’occupation en un feu d’artifice », complète Jean-Kely Paulhan dans sa recension de la publication de la correspondance échangée entre l’éditeur de Gallimard proche de Guéhenno et Drieu la Rochelle entre 1925 et 1944. Il y analyse avec une grande subtilité les ressorts des rapports de proximité et d’hostilité, parfois verbalement violente, entre les deux hommes au cours de ces terribles et incertaines années quarante.
L’après-guerre change la donne, la guerre froide redistribue les cartes et une vingtaine d’années plus tard, la bourrasque de Mai 1968 déstabilise le presque octogénaire Jean Guéhenno, rappelle un article qui étudie comment le « vieil écrivain », comme il se qualifiera lui-même quelques années plus tard, vécut cet événement. « Quelle tempête, ces deux derniers mois à Paris ! Ces vieux arbres dont je suis, ont été sérieusement secoués. », écrit-il dans une de ses chroniques. Hostile au pouvoir personnel du général de Gaulle, il crédite le mouvement étudiant d’avoir réveillé la société, notamment en critiquant le fonctionnement de l’Université et en contestant la société de consommation. Lui-même participe aux manifestations de soutien aux journalistes de l’ORTF mobilisés pour la liberté de l’information. Il prend toutefois ses distances avec cette révolte qu’il qualifie de fausse révolution, désapprouve les formes qu’elle prend et la contestation systématique de l’enseignement des maîtres. Il ne dit mot de la grève ouvrière et livre in fine une vision pessimiste de l’évolution de la société.
A priori, rien ne prédestinait le fils de prolétaires fougerais à une telle destinée qui l’éloigna implacablement de son milieu social d’origine. C’est cette fracture et ses conséquences sur l’homme et l’œuvre qu’étudie l’universitaire autrichien Walter Wagner sous le titre « Solitude de Guéhenno » en faisant fond sur les concepts de la sociologie de Pierre Bourdieu, et notamment celui d’« habitus clivé » défini comme « l’identité sociale d’une personne issue d’un milieu populaire et appartenant à la classe bourgeoise ». Établissant un parallèle avec les itinéraires de contemporains, l’auteur s’emploie à montrer comment le normalien Guéhenno, au fur et à mesure qu’il intègre les cercles de l’intelligentsia parisienne, qu’il en adopte les codes et les postures, se coupe de ses racines ouvrières sans se sentir toutefois entièrement partie prenante de son milieu d’adoption. Bien que Jean Guéhenno n’ait jamais oublié d’où il venait, qu’il ait combattu toute sa vie, par la plume et par l’action, pour la dignité de l’homme, la justice sociale, l’accès de tous à une éducation de qualité, le « trans-classe » ne rencontre souvent que la solitude.
Signalons également dans ces Cahiers une étude de Guy Sat à propos de la correspondance entre Jean Guéhenno et François Mauriac, une évocation par un lecteur passionné, Alain Feutry, ses échanges épistolaires avec l’écrivain et enfin la publication de trois nouvelles prenant pour base une réflexion de l’écrivain, écrites par des élèves de terminale du lycée Jean Guéhenno de Fougères.
Jacques Thouroude