Raoul Hausmann (1886-1971) n’est plus vraiment un jeune homme lorsqu’il conclut de cette formule rafraîchissante sa lettre de novembre 1965 au promoteur du Spatialisme Pierre Garnier (1928-2014), lequel dirige alors la revue Les Lettres. Les extraits de leur correspondance s’ouvrent sur les photographies d’une double accolade présentant les deux chevilles ouvrières de Celebrity Café aux côtés de Garnier : d’une part, Jean-François Bory, auteur d’un livre sur Hausmann dès 1972 et, d’autre part, Jacques Donguy, défenseur de longue date de ce qu’il nomme « l’élargissement de la langue ».
« La Poésie du Présent » : peut-on encore être si sûr aujourd’hui de ce qu’elle est ou doit-être ? Beaucoup des formes expérimentées depuis la fin des années 10, voire depuis le Coup de dés mallarméen sont usées jusqu’à la corde. Trop d’ « adorateurs incessants » (dirait J.-F. Bory ) et trop peu d’inventeurs coruscants ? Sans doute.
Pour ne prendre qu’un exemple tiré d’une autre correspondance inédite que publie ce fort volume (415 pages) de Celebrity Cafe 02, Ezra Pound n’hésite pas à avancer, dans une lettre à son ami Kit Kat, que Cavalcanti, le premier ami de Dante dont on croise l’ombre dans l’Enfer, « était certainement surréaliste » en… 1290. Alors, forcément, on peut comprendre qu’aux yeux d’un Hausmann qui aime à rappeler son rôle d’initiateur, le Surréalisme a bénéficié d’une « distribution un peu trop généreuse » depuis le Moyen-Age. Cela n’empêche pas du reste le dadaïste de collaborer en 1967 avec des organes para-surréalistes comme Phases ou Phantomas. L’esprit de l’avant-garde est batailleur en diable ou n’est pas.
Celebrity cafe défend dans ce numéro comme dans le précédent datant de 2013* l’idée d’une avant-garde qui serait à chercher du côté de la poésie concrète, sonore, visuelle et numérique. En somme, la revue examine, tant dans ses sources que dans ses résurgences les plus récentes, une tradition déjà ancienne née avec les intuitions de précurseurs comme Novalis ou Achim Von Arnim : cette approche vise à destituer l’écriture trop souvent liée à l’expression du sentiment. Or, pour citer Musil après Donguy : « Le langage des sentiments est conservateur, même si le sentiment ne l’est pas. »
En admettant que le sentiment soit en effet un peu fatigant à la longue, en poésie comme en littérature, provoquant parfois une juste indifférence chez le lecteur aux paupières lourdes si lourdes, une question demeure toutefois ouverte : comment saisir tout ce qui dans le monde « échappe à la langue » (Garnier) ? Il ne reste qu’à expérimenter toutes les ressources d’expressions négligées par convention, qu’elles soient phonétiques (du côté du « souffle » pour Hausmann) ou relèvent de ce qui peut se montrer parce qu’on ne peut le dire (pseudo-Wittgenstein… qu’il me pardonne). D’où le poème plastique tel que le pratiqua par exemple le groupe Vou ou à sa suite Takahashi Shohachiro. Ou encore le poème visuel rompant avec l’alphabet, à la manière du brésilien Wlademir Dias-Pino, dont le parcours est reconstitué lors d’un riche entretien avec Edouardo Kac. Très présent dans la revue, on retrouve ce dernier en tant que promoteur de la Pornopoésie au Brésil entre 1980 et 1982 ; il s’agissait d’aller à l’encontre de la pornographie façon magazines sur papier glacé-glaçant et revendiquer ainsi un langage du corps libéré dans l’espace public, alors que la dictature sévissait dans le pays.
S’il est difficile de rendre compte dans le détail de l’ensemble du contenu de ce Celebrity Cafe 02 abordant la musique (Pierre Mariétan) comme les arts plastiques (Bernard Auburtin) ou la performance ( Sarah Cassenti et les Idiotes), on ne saurait toutefois conclure sans mentionner les brouillons inédits de Walter Benjamin sur les romans et les archives de Jean-Francois Bory sur une BD détournée en 1969, dont le thème nous ramène opportunément à notre point de départ : « Où peut donc se trouver l’écriture du futur quand on ne connaît que celle du passé ? ».
Jérôme Duwa
Compte rendu dans le n° 51 de La Revue des Revues sous la plume d’Adeena Mey.