Regard bleu-acier et barbe de quelques jours, Sylvain Tesson est en couverture de la Revue des Deux Mondes d’avril 2020. Sous son habituelle casquette militaire, il a dans l’œil quelque chose de la fixité des statues qui en ont vu passer, des hommes, des ombres et des bêtes. C’est que le bonhomme en impose. Fort d’une bibliographie comptant une bonne trentaine de livres, il a ce qu’on appelle une stature. Sa voix porte, il est écouté, respecté, suscitant même l’admiration de beaucoup. Peut-être pas consulté comme un oracle mais presque. À pas même cinquante ans, il a déjà, et depuis un certain temps maintenant, un côté vieux routier. Non, mieux : vieux sage. Privilège de ceux qui ont beaucoup bourlingué. On sent dans ses propos le baroudeur que l’expérience des lointains a façonné. Sa culture, qu’il polit comme une pierre précieuse, va de pair avec l’aventure, qu’il recherche autant que possible, avec une préférence affirmée pour les confins ; l’une l’autre elles s’enrichissent, s’éclairent, s’entremêlent. Inséparables, donc.
De tout cela témoigne l’entretien qu’il a accordé à Sébastien Lapaque, lors d’un échange en juin dernier dans le cadre privilégié d’un vignoble de l’appellation Bandol, bien connue des amateurs de vins (que lui n’est plus, soit dit en passant, après un grave accident d’ivresse qui a failli sinon lui ôter la vie, du moins le goût de vivre). L’intéressé parle à cœur ouvert de ses principes de vie, de ce qui l’anime au plus profond en tant qu’héritier d’un monde qu’il pense depuis toujours sur le temps long. La géographie particulièrement a toute son attention, on allait dire son affection ; il en a une perception à ce point aiguë qu’elle passerait presque pour mystique. Bref, l’arpenteur et le méditant cohabitent en lui : « goût pour la strate et celui pour l’élévation », se résume-t-il fort justement. Strate et élévation, la transition est toute trouvée pour évoquer ensuite le très riche et passionnant dossier de ce numéro d’avril. Voilà une image qui plante parfaitement le décor de l’ensemble intitulé « L’arbre, modèle de civilisation ». De la symbolique de l’arbre à l’organisation systémique des forêts, le sujet a beaucoup à nous dire. À « nous » en tant qu’humains, en tant que société. Indiscutablement l’arbre est matière à enseignements, et peut-être même la forêt est-elle, comme veut le croire l’écologue Jacques Tassin, fertile « matrice » et « précieuse boussole » pour l’avenir. Même conviction chez Yves Darricau, ingénieur-agronome et apiculteur, pour qui « les plantations d’arbres sont une solution à privilégier » pour contrer « la baisse drastique de la biodiversité ». Le même : « Le paysage à venir devra être une diversité arborée avec une palette adaptée au temps qui vient. Il nous faut poursuivre les introductions, les créations végétales, et la domestication d’arbres utiles, ce que nous avons toujours fait au long de l’histoire, mais cette fois-ci avec une finalité écologique. » (Entre parenthèses, l’auteur de ces lignes écrit en ce moment même avec un œil sur de grands arbres dont les couronnes flirtent mais jamais ne se confondent – ce phénomène s’appelle, le saviez-vous ?, la « fente de timidité » – formidable expression !)
Qui d’autre croise-t-on dans cette livraison ? Feu le virevoltant Jean d’Ormesson, « balise du charme et de l’intelligence » selon Marc Lambron ; Tocqueville, qu’on savait éminent analyste politique mais pas forcément penseur de l’économie ; la Japonaise Hiroko Matsumoto, muse de Pierre Cardin dont Lisa Vignoli esquisse un portrait en clair-obscur ; le mésestimé Arthur Schnitzler, que ses compatriotes Musil, Hofmannsthal ou Zweig ont éclipsé au regard de la postérité – non il n’est pas seulement « le chantre des frivolités d’alcôve de sa ville natale, Vienne », le défend la journaliste Céline Laurens. Il y a aussi, par ceux qui l’ont côtoyé de près ou croisé de plus loin, un ensemble de textes qui ravivent non sans nostalgie la figure de Philippe Séguin, disparu il y a dix ans. L’acteur politique appartient à ces « hommes qui ont incarné la République mais peu gouverné, souvent mal servis par les circonstances, mais parfois aussi victimes d’eux-mêmes, de leur démarche un peu solitaire, de leur franc-parler, de leur impatience et de leur peu d’intérêt pour le travail ingrat d’élaboration et d’entretien des indispensables réseaux », lit-on dans l’une des contributions. Indiquons aussi qu’on trouvera ailleurs une revue des revues récemment publiées : Billebaude, Bouclard, Esprit ou encore Les Moments littéraires (no 43).
Cette dernière parution, consacrée aux diaristes suisses, lointains épigones de l’intarissable Amiel (1821-1881), nous l’avons nous aussi lue. Si Gustave Roud, Ramuz et Monique Saint-Helier, quoique celle-ci dans une moindre mesure, en sont les noms les plus immédiatement connus, citons encore les contributions d’Anne Brécart, Jérôme Meizoz, Alexandre Voisard, Jean-Bernard Vuillème, Noëlle Revaz, parmi bien d’autres à découvrir. Signalons surtout le très beau portfolio consacré au zurichois René Groebli. Ce journal photographique de 1952 qui met en scène son épouse est d’une extrême délicatesse. Finesse de la femme elle-même, gracile silhouette, autant que de la composition proprement dite des images.
Anthony Dufraisse
PS : On allait oublier… Dans la Revue des Deux Mondes, on s’en voudrait de ne pas signaler une facétie bien ficelée sous la plume du toujours très en verve Marin de Viry. L’essayiste piquant y singe jactance et mœurs d’un certain milieu intello-bobo. On sent la jubilation qu’il a eue à commettre les dialogues délirants d’un « dîner terriblement parisien ». C’est cynique, c’est cinoque et criant de vérité (de vécu ?).