La campagne pour les élections européennes va débuter. Des débats structuraux commencent à poindre. Et, qu’on les juge valides ou pas, ils s’apparentent à une sorte de confrontation entre deux blocs, l’un se référant à une social-démocratie matinée de libéralisme (chacun jugera des proportions !), l’autre à une conception identitaire et ultra conservatrice. Si l’on excepte l’Italie, dirigée par le mouvement Cinq étoiles et Matteo Salvini de La Ligue (anciennement du Nord), on distingue un mouvement réactionnaire qui parcourt l’Est de notre continent et les pays qui furent satellisés par l’Union soviétique. Qu’on conçoive cette situation comme une réaction passagère ou comme l’affirmation d’un nouvel autoritarisme politique, il semblerait assez naïf et contre-productif de ne pas s’employer énergiquement à affiner notre vision de ces phénomènes qui pourraient restructurer en profondeur l’organisation de ces pays et les relations entre les nations d’Europe. C’est donc d’évidence un enjeu majeur que de s’informer sur les situations de ces états et d’en reconnaître la spécificité, de s’extraire d’une diabolisation univoque et stérilisante, de se complaire dans un effroi de bon aloi ou de se draper dans une dignité démocratique aveuglante qui ne nous permet pas de considérer lucidement les questions majeures qu’implique cette nouvelle donne politique.
On ne glosera pas sur la montée des populisme (terme ô combien compliqué et glissant) à l’échelle mondiale – Brésil, Brexit, trumpisme… –, ni sur l’affirmation des fameuses démocratures – Fédération de Russie, Turquie, Thaïlande… – qui constitue le cadre probable du focus que propose le 452e numéro d’Esprit sur la Pologne actuelle. A la lecture de ce dossier intitulé : « Un nouvel autoritarisme en Pologne », on ne peut que s’inquiéter de l’évolution politique de cette grande nation, relativement jeune et traversée par des violences terribles et profondément marquée par les deux totalitarismes du siècle dernier. Plaies mal refermées, affirmation identitaire, problèmes économiques, rapports complexes à l’église, nationalisme revendicatif, régression des droits des gens, contrôle de l’information… Les sujets d’inquiétude ne manquent pas. On y lit tout d’abord une réaction à la manière dont l’Europe a intégré cette jeune démocratie dans l’Union au début du siècle, des réactions à une organisation économique, des revendications identitaires, des intérêts stratégiques… Et cette confrontation intra européenne ne s’accompagne étrangement pas d’une diminution du sentiment européen en Pologne, d’une inappartenance ou d’un rejet univoque (85 % des Polonais affirment leur attachement à l’Union). La situation polonaise ne peut se lire que dans une forme de précision, avec nuances, au-delà des caricatures et des simplifications habituelles et faciles.
Cette livraison se distancie d’une lecture simplificatrice de la situation qui consiste à ne l’entreprendre qu’à l’aune du post-communisme qui certes l’informe mais qui doit être intégré à une conception plus vaste et plus fine. Tout d’abord, et Jean-Yves Potel le met au clair dès l’introduction du dossier, la Pologne ne doit pas être entendue comme isolée mais aux prises avec « des phénomènes familiers dans bien d‘autres sociétés européennes ». La situation dans ce pays, son évolution, « nous interroge sur la demande démocratique qui anime nombre de contestations en Europe ». Elle révèle aussi les limites du politique, la manière dont les sociétés civiles, dans un sens comme dans l’autre, en contestent le primat et proposent de nouvelles manières d’organiser la vie et les débats de la cité. Le numéro propose ainsi une sorte de mise au point sur les manières dont s’impose un autoritarisme qui se déploie en dehors des structures habituelles du totalitarisme mais s’inscrivent dans une sorte de latence des formes et des institutions démocratiques. Travail utile assurément, éclairant des tendances qui semblent partout gagner du terrain.
Bien construit, ce dossier s’appuie sur une mise au point par Michal Sutowski des hypothèses qui expliqueraient les dérives de la société politique polonaise. Il en distingue ainsi trois qui obéissent à des méthodes et des prédicats différents pour se concentrer sur la thèse de Maciej Gdula qui accorde un entretien à Esprit dans lequel il propose une mise en perspective de la situation depuis 89. En fait, il remonte plutôt au début des années 80, distinguant ainsi la Pologne des autres pays d’Europe de l’Est. Il y perçoit un laboratoire, une avant-garde, des mouvements populistes et nationalistes qui ont pris les commandes du pays depuis quelques années. Il décrit bien leur mobilité idéologique, leurs capacités d’adaptation, la manière dont ils prennent en compte des mouvements sociaux de fond, l’insatisfaction populaire et désarçonnent les partis politiques classiques. Le numéro série bien les atouts et les stratégies du PiS et de son leader Jaroslaw Kaczyński, la manière dont il s’appuie sur des relais comme Radio Marja et les institutions catholiques toujours extrêmement puissantes dans le pays. On lira d’ailleurs à ce sujet l’article de Magdalena Chrzczonowicz intitulé « La nation et la vierge noire ». Il est particulièrement intéressant de voir comment dans ce numéro, les contributeurs, d’une manière ou d’une autre, interroge le rapport collectif à la chose politique, la manière dont des mouvements qui animent un société trouvent leur source dans une sorte d’inconscient collectif. On y évoque avec précision les manifestations contre le durcissement des lois anti-IVG et les mobilisations féministes récentes, comme la manière dont le PiS a mis en scène, dans une sorte de liturgie étrange, la commémoration de l’accident d’avion qui a coûté la vie à l’ancien président et à une partie de la Diète lors des célébrations à la mémoire des massacres de Katyń, légitimant alors les théories du complot les plus improbables.
On croise dans ce numéro tous les enjeux politiques contemporains, depuis les fake news et la mainmise sur les médias jusqu’aux réactions xénophobes nées d’une insécurité tant économique que culturelle. Ce numéro d’Esprit nous aide à concevoir une situation politique particulière qui éclaire nos propres questionnements et les manières dont nos sociétés évoluent ou peuvent évoluer. Finalement, ce qui se joue ici, c’est notre responsabilité collective face aux réalités politiques, aux changements, aux discours, aux réalités nouvelles qu’il ne suffit pas de déplorer mais de comprendre vraiment, surtout dans ce moment électoral à l’échelle de notre continent.
Hugo Pradelle