Au-dessus du titre du dossier principal annoncé en couverture d’Esprit « Fragiles vérités » (le seul qui nous occupera ici), il y a un dessin stylisé, très parlant : il montre une page de journal ou de livre fichée au bout du nez démesurément allongé d’un Pinocchio vu de profil. Tout est dit : le mensonge, ou plus exactement la fausseté, étend partout son empire. Les temps sont aux manipulations en tous genres, plus ou moins orchestrées et plus ou moins à grande échelle : baratin éhonté, enfumage électoraliste (typiquement le Brexit), propagande schizoïde (qu’on pense au poutinisme), désinformation politique, faits dits alternatifs (Trump & co), fake news, révisionnismes historiques décomplexés, complotismes compulsifs, prosélytisme économique farfelu, théories conspirationnistes médiatisées et ce que personnellement j’appellerais bien parano-parade (oui, comme on dit techno-parade, défilé bruyant de thèses abracadabrantesques qui flattent le côté irrationnel de nos esprits). Toutes choses qui, mises bout à bout, participent d’un « régime d’indifférence à la vérité », comme dit la philosophe Myriam Revault d’Allonnes. On dirait que dorénavant « la texture factuelle », pour la citer à nouveau, est une pâte à modeler selon nos envies, à la carte comme on dit dans la restauration. Tout se passe comme si les vérités factuelles n’existaient plus, signant le triomphe quotidien de la fameuse formule nietzschéenne : « Il n’y a pas de faits, rien que des interprétations ». Ainsi assistons-nous, d’après Raffaele Alberto Ventura, à « une guerre herméneutique de tous contre tous qu’on peut appeler post-vérité ». Dit autrement avec Umberto Eco, on peut parler d’une véritable « guérilla sémiologique » ; de toutes parts sur le web ça jacte, ça blablate, ça déblatère, chacun, en une querelle d’égos qui ne dit pas son nom, y allant de son avis. Un avis toujours définitif, évidemment, sans nuance aucune ni modération. De fait, notre époque sans cesse plus connectée voit la « prolifération désordonnée des opinions ». Partout sur le Net et à tous propos se manifeste cette totale « libération des subjectivités », pour reprendre l’expression de Dominique Cardon citée par Romain Badouard, professeur en sciences de l’information et de la communication. Pour le dire autrement et plus concrètement : le patient contredit son médecin, l’amateur entend rivaliser avec l’expert, l’élève défie le professeur, l’autodidacte met en cause le scientifique, et ce sans complexe, avec aplomb. Et Twitter qui, hélas, vaut agora et Facebook forum…
Toutes ces falsifications, ces détournements, ces contestations, ou comme on voudra bien dire, sont des symptômes, des marqueurs d’une « lame de fond (qui) traverse une société en crise » (Nicolas Léger). Ou plutôt en crises car le pluriel s’impose : « crise du jugement » (M. Revault d’Allonnes), « crise des autorités scientifiques et intellectuelles » (R. Alberto Ventura), crise des institutions représentatives… Mais tout ça, est-ce si nouveau ? Bien sûr que non. Ce qui l’est en revanche, c’est la montée en puissance et en intensité de cette crise à facettes multiples et, donc, la démultiplication des symptômes. Car si les sciences sociales ont depuis longtemps montré la préférence que toute société donne à l’improbable sur le vraisemblable, Internet lui a donné une toute autre dimension, une puissance de nuisance sans précédent, une massivité sans pareil. Tant et si bien que la falsification à l’œuvre devient toxique dans nos pays démocratiques. Lentement mais sûrement elle sape, déstabilise, fragilise les fondements des sociétés qui sont les nôtres, et qui reposaient jusqu’alors sur un imaginaire partagé et une même « vérité effective », rappelle Myriam Revault d’Allonnes après Machiavel. Effective c’est-à-dire publique, transparente et donc possiblement discutable par tous. Or c’est bien cette disparition d’un « même socle de vérité » qui inquiète et interroge les différents contributeurs. Il faut y insister : la recherche continue d’un consensus, même approximatif, même minimaliste, nous permet de faire société. Sans cette assise commune, aucune délibération démocratique n’est tenable et si elle ne l’est plus, qu’adviendra-t-il alors de la politique, au sens noble et fort du terme ? Car la politique travaille à faire coexister durablement ensemble des individus que parfois tout ou presque sépare, à faire cohabiter des gens malgré leurs divergences d’opinions, en dépit de leurs modes de vie différents.
Garantir l’exercice d’un authentique pluralisme est sans doute le seul et unique remède qui puisse nous préserver de sa variante maligne : le relativisme. Ou pire encore de sa forme la plus pathologique, le « relativisme radical, impliquant le règne du doute sans limites », suivant les termes de Pierre-André Taguieff. Mais comment affermir, renforcer, soutenir ce pluralisme réel – au fond la seule question qui vaille ? Si propositions pertinentes il y a, ce sont peut-être celles-là, avancées dans ce numéro : décoder les logiques à l’œuvre derrière les outils numériques (Google, Wikipedia…) que nous utilisons sans discernement alors qu’ils sont tout sauf neutres, responsabiliser les diffuseurs de contenus en ligne, particuliers comme professionnels, former les jeunes générations à faire preuve d’un esprit rationnellement critique, recrédibiliser les autorités du savoir et les acteurs de la médiatisation de l’information, relégitimer une très usée démocratie représentative, miser sur la fécondité des utopies pour réinventer collectivement le réel… Cela suffira-t-il à écarter la menace d’un monde qui sans cela risquerait d’être tôt ou tard livré tout entier à la contrefaçon ? Espérons-le.