Dans son numéro de septembre, la revue Esprit s’interroge sur « l’avenir de la gauche ». Le fil conducteur du dossier est, comme l’indique en introduction Jonathan Chalier, « l’embarras de la gauche à propos de la mondialisation ». Pour Antoine Garapon, la globalisation menacerait de « ringardiser » cette gauche qui, pour survivre, devrait selon lui « faire l’apprentissage de la nouvelle grammaire dans laquelle le projet de la modernité s’est reformulée ». Si cette idée circule déjà depuis longtemps, l’auteur l’aborde de façon originale en appuyant sa réflexion sur L’Homme unidimensionnel de Marcuse. La question du rapport de la gauche à la mondialisation est aussi au cœur des articles de Michaël Foessel et d’Olivier Mongin. Le directeur d’Esprit s’interroge sur la « crise de la représentation historique » dans laquelle nous sommes plongés. « La mondialisation, écrit-il, brouille la relation à l’histoire, à l’expérience historique elle-même ». Cet appel à l’histoire est entendu et prolongé par la contribution d’Édouard Jourdain appelant à « en finir avec la gauche pour enfin devenir socialiste ».
Partant d’Orwell, l’auteur propose de revenir aux conceptions du « socialisme originaire », et tout particulièrement à Proudhon, pour renouer avec la pensée et la pratique socialiste, dénaturées par « la gauche ». Il s’agit donc de revenir « aux sources », de reprendre la critique marxienne de l’économie politique et surtout de puiser dans les analyses et les perspectives proudhoniennes : politisation de la propriété, socialisation de la finance, fédéralisme… Jourdain montre une certaine actualité des analyses de Proudhon en complétant par des renvois aux analyses de Matthew B. Crawford, Richard Sennet, Christophe Dejours ou Christopher Lasch. L’article est à cet égard parfaitement convaincant même s’il idéalise quelque peu la figure de Proudhon. Mais l’on s’interrogera sur les raisons de l’absence totale de références aux penseurs ayant apporté une contribution importante à la pensée de l’émancipation : qu’en est-il, par exemple d’André Gorz, d’Edgar Morin ou de Cornelius Castoriadis ? Alain Touraine, qui vient de publier un essai sur Le Nouveau siècle politique, regrette que « la gauche » en soit intellectuellement restée à Jaurès et Blum. Remonter plus loin, à Proudhon et au « socialisme originaire » serait-il une solution ? Pourquoi pas : la démarche de Jourdain, comparable à celle de Lasch sur certains points, a en effet pour vertu de revisiter un héritage et de rappeler que, pour reprendre la belle expression de Louis Althusser, l’avenir dure longtemps…
Quant au présent du débat intellectuel et politique, nous savons qu’il est hanté par le thème de l’identité, question que Mathieu Quyollet interroge dans une brillante contribution intitulée « la démocratie contre l’identitaire ». Il replace d’abord dans son contexte le développement de ce terme dont il retrace synthétiquement le « formidable succès ». C’est au cours des années 1980 que le clivage actuel s’esquisse et que la droite extrême et l’extrême droite le récupèrent (en 1989, Le Front national crée la revue Identité). Quyollet analyse l’importance des « identités miniatures » en s’appuyant sur Alain Badiou, Jacques Derrida, Vincent Descombes, Claude Lefort, Jean-Luc Nancy ou Hartmut Rosa (on regrettera ici aussi l’absence de référence à Castoriadis, indispensable penseur de la démocratie). Pour Badiou, il faut, pour défendre une identité, « avoir une raison non identitaire de le faire », défendre en somme l’identité pour des raisons universelles. Il s’agirait donc de renverser le combat culturel actuellement en faveur de la vision identitaire, principal allié du mouvement de « dé-démocratisation » à l’œuvre au sein de démocraties libérales abandonnées à une idéo-logique de marchandisation expansionniste. L’identité, écrit Quyollet, « a éclipsé la question de l’égalité ». Dans ce combat, le « concept de démocratie » présente des « atouts importants » puisqu’il peut « reformuler les angoisses identitaires » et « offrir à l’individu une expérience autre que celles fournies par le divertissement et la consommation ». La démocratie offre enfin aux identités « une forme de reconnaissance et de respect non pas d’ordre identitaire mais bien politique ». Dans Politiques de l’amitié, Jacques Derrida invitait ainsi à penser « à la racine de la démocratie à venir, une altérité sans différence hiérarchique ».
Le dossier s’achève par un article de Hedwig Marzolf sur le « kantisme de Podemos » et une contribution de Bruno Bernardi sur « la gauche malade de l’État ». Au fil de ce numéro de rentrée, résonnent quelques échos au dossier : l’hommage de Joël Roman à Michel Rocard, les notes de lecture de Jean-Louis Schlegel sur L’Histoire du PSU ou d’Emeric Travers sur L’Illusion du consensus de Chantal Mouffe. Le lecteur trouvera aussi dans ce numéro une présentation de la poésie d’Emmanuel Hocquard sous la plume toujours inspirée de Jacques Darras, la chronique des élections américaines par Dick Howard (signalons que le numéro d’octobre est consacré aux « États-Désunis »). Enfin, bien au-delà des querelles et des polémiques sur la gauche et la droite, Jacques-Yves Bellay raconte la façon dont, dans la plus grande discrétion, la ville de Cancale a reçu et traité avec humanité soixante migrants venus de la jungle de Calais. La population, les bénévoles, les responsables politiques, les acteurs sociaux ont agi concrètement, faisant preuve d’une authentique fraternité et d’une solidarité réelle – deux notions dont l’avenir a résolument besoin.
François Bordes