Gibraltar : une revue sentinelle

 

Les revues sont des sentinelles. Elles s’apparentent à des vigies qui balaient le monde, sa diversité, sa variété, avec une acuité d’oiseaux de proie. Elles peuvent témoigner tantôt d’une inquiétude face aux désordres politiques, aux injustices, aux dérèglements de notre monde, tantôt, nous faire partager des expériences, des mémoires, des gestes qui rappellent une certaine bonté, un univers plus apaisé qu’il faut aussi entrapercevoir. En tout cas, elles imposent des focales qui en règlent les proportions.

 

Elles se situent bien souvent au carrefour du monde, des idées, des enjeux qui agitent nos sociétés. Elles prêtent une attention différente à l’actualité, président à une autre temporalité critique. C’est bien le cas de Gibraltar qui paraît une fois l’an. Son équipe prend le temps de fouiller des questions, un sujet, de le laisser maturer en quelque sorte. C’est une revue d’actualité qui prend son temps.

 

La Méditerranée n’est plus la mare nostrum que l’on fantasme encore trop, par esprit de facilité probablement. C’est un espace géopolitique complexe, conflictuel, inquiétant. Et pourtant, comme tous les clichés recèlent quelque chose de vrai au fond, c’est aussi le vivier de nos civilisations, un espace d’échanges, de relations, tant intellectuelles qu’économiques. C’est le lieu vide d’une relation humaine. Et il faut le reconsidérer, y inventer de nouvelles relations, des manières originales et neuves de le concevoir, tout en en respectant la mémoire. C’est un espace géographique qui a une épaisseur exceptionnelle et vitale pour nous. C’est le bassin de notre monde, la source de notre civilité.

 

Voilà l’espace, le monde, que Gibraltar scrute obstinément. Elle y instille un regard critique, journalistique, documentaire, qu’elle confronte à des formes de récits ou de fictions. Car plus que son sujet, c’est bien de la nature du discours que la revue s’occupe. Comment instiller dans l’information un questionnement sur sa forme propre, sur la polymorphie du récit d’information, sur la circulation du savoir documenté ? Et l’on sent bien qu’au-delà d’un engagement, d’une militance, d’une démarche que l’on qualifierait aujourd’hui de citoyenne, l’équipe de cette revue s’emploie à penser, ou plutôt à expérimenter, des formes disparates de discours – la récit, la fiction, le reportage, la bande dessinée, la photographie… – qui interrogent la matière même de ses sujets.

 

Émilienne Malfatto, Irak, mars 2017

 

Une revue est comme un laboratoire. On y cherche quelque chose. Gibraltar se confronte à un monde qui relève de soi en même temps que des autres, ou la similitude se conçoit à l’aune de la différence. Elle veut ériger « un pont entre deux monde » (c’est son sous-titre), rappeler que tout y est affaire de circulation, d’altérité, d’un autre soi qu’il faut comprendre. Toulousaine, la revue s’éprouve comme une expérience collective qui accueille l’information, lui donne un lieu pour se déployer, la traite avec une grande plasticité.

 

Ce numéro touche à des questions urgentes. La première, frappante, c’est l’effondrement des immeubles dans le Marseille populaire gangréné par la corruption et qui se paupérise à vitesse grand v. Ce numéro semble répondre à une urgence. On y parle de l’accueil des migrants, de rénovation urbaine, des bouleversements climatiques – tant sur le plan naturel en traitant de la forêt, que sur le plan humain avec un long papier sur une population très singulière qui vit dans des zones marécageuses d’Irak –, on y accueille les témoignages de Syriens confrontés à la destruction de leur pays… Mais Gibraltar (on ne glosera pas le titre, ce serait d’une facilité ridicule) ne se cantonne pas aux documentaires, à l’information, à la relation journalistique. Si elle assume cette démarche immersive, avec des reportages qui prennent leur temps (dans la revue comme dans leur élaboration), elle combine cette démarche avec d’autres formes de discours sur le présent et le réel. On passe par des écrivains – dans ce numéro il s’agit de Khaled Al Khamissi qui dialogue avec Pierre Daum des évolutions politiques en Égypte et des figures tutélaires d’Ovide exilé et de Walter Benjamin à Port-Bou –, par la forme dessinée pour raconter la mémoire espagnole de la guerre civile, etc. On notera deux sections tout à fait intéressantes dans cette 7e livraison : la collection de témoignages rassemblés par Blaise Merlin et le long récit de Santiago Mendieta (avec qui nous conversions récemment lors de Littexil au Musée de l’Histoire de l’immigration) sur la figure malconnue d’Henry de Montfreid, « l’enfant corsaire de La Franqui ».

 

Marc N’Guessan

 

Gibraltar est assurément une revue intéressante. Au-delà de son discours, de sa focalisation moins généraliste que d’autres qui naviguent dans les mêmes eaux ou font des choix voisins, elle s’inscrit dans un mouvement net de changement du rapport de la revue et du public avec l’information documentaire. On percevra bien les influences et ses animateurs ne cachent pas qu’ils sont nés dans le sillage de XXI et d’autres revues qui ont opté pour des formes de publications hybrides, aux confins de la presse et de la revue savante et qui se conçoivent comme des communautés sociales qui se structurent autour d’un métissage des formes de narrations du réel et de l’actualité. C’est une manière (presque paradoxale) d’être dans le vif du monde et de s’attacher toujours à en médiatiser la temporalité, de contrevenir à la tyrannie du pur présent tout en se laissant séduire par des formes de discours pluriels qui posent question tant elles semblent se reproduire. On trouvera dans Gibraltar une véritable attention, une volonté d’expérimenter honnêtement des formes altérées pour se confronter au réel, à ses troubles, pour créer du lien avec cet ailleurs, bref une énergie.

 

Hugo Pradelle