Quelque chose de joyeux, d’insolent, de virevoltant, d’emporté dans ce Gros Gris, le 6e du nom, qui vient d’arriver et qui s’est choisi pour thème « Temps libre ».
Après une ouverture en forme d’entretien foutraque avec l’association Plein temps libre qui, de bateau en désir de friteuse, milite pour déguster suavement son temps, la revue invente un heureux montage de textes et d’images, des œuvres plastiques éclatantes de couleurs même quand le noir et blanc déclinés en cent nuances de gris (Ludmilla Cerveny pour une architecture mentale figurant un lieu à soi) est leur unique palette. Se réjouir tout de suite des talents (Épi Florifère, Camille Brès, Pauline Blanchard, Cléa Darnaud, Cécile Rivet…) ainsi exposés dans un format où ils peuvent déployer leur sensualité picturale. Les textes – créations, entretiens, courts essais— offrent la même diaprure. Sans atteindre la monomanie/monochromie d’un Opalka, la plasticienne Estelle Henriot pour son projet La Bohème a réalisé un nuancier découpant et figurant en tranches de cinq minutes ses activités tout le long d’un semestre. Autres bulles de bohème quand le temps se délie, comme détaché des injonctions sociales, des obligations de rendement : celui glissant de la glanderie à l’oisiveté (celui des lectures gourmandes et infinies suivis des agréments paradoxaux du chômage : Camille Frank), celui des boulistes du dimanche (Léo Thomas), du temps arraché à la presse pour une cérémonie de dégustation d’un kebab (Stéphanie Vovor), celui filé à siroter une boisson dans un café, doux alliage de solitude et de sociabilité discrète (Claire Flauss). Le « citron gelé » de Miel Pagès, à l’âpre sensualité, offre, lui, les zestes plus amers d’un temps ourlé de solitude et de désarroi. Comme un écho, « Elle » (mise en mots par Elsa Chomienne) compose un corps sans raison, ni attaches, ni plus de repos.
Autre tonalité avec l’évocation d’une vie de femme au foyer par Alexia Faubert . Beau texte, de nuances et mouvements intérieurs, à la mise en forme malicieuse, où celle qui pendant longtemps ne connut de son temps que les contraintes des autres, le travail domestique – assimilant son statut à celui d’un aspirateur –se retrouve, les enfants envolés, les mains encombrées d’un temps libre inaccoutumé qui forme aussi une liberté neuve qu’elle dépense dans une association : le temps libre devient temps fécond.
Un même regard tendre et attentif, doublée d’une analyse ethnologique, enveloppe le texte d’Harmonie Begon consacré à Assia une potière du Maroc : dans cet artisanat, vie et travail « se fondent et se confondent » et le temps ainsi intrique les activités multiples d’Assia domestiques, religieuses et de réalisation de poteries. Sans à coups, le balancier de son horloge, à la fois intime et sociale, distille ainsi un temps plein et lâche.
Cessons : il y a bien d’autres petits bonheurs de découvertes dans ce Gros Gris alerte où la variété des créations s’accorde selon un rythme où il est doux et stimulant de s’embarquer. Ici, du léger au plus grave, rien qui pèse, tout qui séduit.
D’un confinement printanier à un quasi-confinement dont l’hiver ne prononce pas le nom, Gros Gris ne forme-t-elle pas invitation à convertir tout ce temps immobile en « jachère » heureuse ?
C’est délicieux.
Frédéric Repelli