Avril 2012, Jocelyne François écrit dans son journal : « Cette revue étonnante et très généreuse est une exception que je souhaite à beaucoup de lecteurs. » La revue dont elle parle ici, ce sont Les Moments Littéraires, une publication qu’elle a toujours appréciée et à laquelle elle a plusieurs fois, par le passé, participé*. Y paraît aujourd’hui son journal 2008-2018 sous le titre Car vous ne savez ni le jour ni l’heure. Tome quatrième de son journal, il aurait dû, normalement, être publié chez son éditeur historique, Le Mercure de France, mais la chose ne s’est pas faite au grand regret de Jocelyne François. Les précédents volumes de ce journal y avaient pourtant été accueillis, comme partie intégrante d’une œuvre partagée entre romans, essais et poésie. C’est donc finalement Gilbert Moreau, le directeur des Moments littéraires, qui publie ce journal dans une livraison spéciale. Ce n’est pas la première fois d’ailleurs qu’il conçoit ainsi un hors-série. Précédemment il y avait déjà eu, on s’en rappelle peut-être, des numéros consacrés à Valico Leizerovsky, Hélène Gold ainsi qu’à la correspondance entre Amiel et Élisa Guédin.
« Contrairement à d’autres diaristes qui ont fait de l’écriture de leurs journaux une œuvre parallèle […], Jocelyne François y poursuit une même quête, comme pour témoigner que dans son for intérieur elle écrit en silence et sans changer de langage », considère René De Ceccaty qui préface l’ensemble. Il a une belle formule pour résumer cette entreprise diaristique qui connaît souvent de longues éclipses : Jocelyne François vise « le cœur de la sincérité, la sincérité du cœur ». Le journal s’ouvre donc sur l’année 2008, elle a 75 ans, et dès les premières pages, on comprend assez vite que de sourdes inquiétudes la préoccupent, liées à l’avancée en âge, à la vie matérielle, et à la reconnaissance qu’elle tient absolument à donner au travail de sa compagne de tant et tant d’années, l’artiste Claire Pichaud (1935-2017). Les onze années que couvre ce tome nous la montrent travaillée par les soucis mais ayant le souci, aussi, d’être toujours au travail, à l’écoute d’un monde sur lequel elle porte un regard ample et précis à la fois. Physiquement diminuée au cours des années, elle se remobilise, volontaire, solide, dans ce qu’elle appelle « le travail de fond », lire, écrire, et vivre, bien sûr, le plus pleinement possible aux côtés de Claire dans leur cocon parisien. Les problèmes financiers ou de santé qui ne manqueront pas de peser chaque année un peu plus, elle s’efforce de n’y pas céder. Jamais elle ne veut abandonner leur quotidien commun au pessimisme, quand même tout y pousse, et d’abord l’actualité nationale (les attentats de novembre 2015) ou internationale (la crise financière de 2008) souvent dramatique de la période. Bien au contraire cherche-t-elle à tout instant en elle et autour d’elle la lumière. Le cinéma et les expositions la nourrissent, suscitant l’enthousiasme souvent, parfois l’émerveillement. Là, dans le sentiment d’admiration, se reforment les forces vives qu’il lui faut, comme un feu, attiser sans cesse, tisonner indéfiniment. Ce sont aussi, et surtout, les rencontres imprévues ou les amitiés qui la lui apportent, cette lumière, dans « le tissage des jours ». « Les rencontres sont vraiment le sel de la vie » (19 juillet 2008) ; ses amis dispersés, elle les voit comment des « points brillants dans la nuit » (28 janvier 2012) ; « Les liens humains sont forts, tendres, durables. Les paroles vraies s’échangent. Il ne faut pas désespérer. La beauté existe » (26 juillet 2012) ; « L’agrandissement de la vie par les autres est capital » (30 décembre 2013) ; nombreuses sont les notations de Jocelyne François qui font état de ce besoin de relations humaines authentiques, de ce qui est incarné.
La disparition de Claire Pichaud en janvier 2017 ouvre en elle des abîmes de chagrin, et pourtant, là encore, comme un réflexe de survie, elle parvient à trouver en son for intérieur les ressources d’un sursaut permanent pour se raccrocher au présent. On s’émeut de voir sans cesse cette femme faire preuve de volonté pour essayer d’avoir prise, encore et encore, sur son existence, malgré la peine qui plombe, pour donner corps à une énergie qui, fût-elle celle du désespoir, n’en est pas moins énergie vitale. Tristesse et tendresse profondément mêlées pour l’inoubliable Claire, les deux dernières années de ce journal montrent Jocelyne François dans une résidence pour personnes âgées, entourée de ses proches (dont, d’ailleurs, G. Moreau). Le cœur est serré mais pas cadenassé : « Essayer de résister à la tristesse occupe la plupart de mes pensées. Je n’imaginais pas mon futur et je ne croyais pas atteindre l’âge que j’ai [85 ans alors]. C’est par respect pour mes enfants que je lutte contre la mélancolie. Claire me manque viscéralement, mes souvenirs d’elle, de la rue du Manège, défilent avec une précision inouïe. Je les laisse venir, m’envahir. C’est le socle de ma vraie vie avec elle. La gravité solaire de l’amour ». Le journal se termine sur ces mots-là, qui n’abdiquent pas, disant les grands aiguillages de la vie et les aiguilles, aussi, qui piquent le corps, l’âme et le cœur tout ensemble.
Anthony Dufraisse
* Pour mémoire, elle fait également partie du jury du Prix Clarens du journal intime, dont nous avons parlé à plusieurs reprises ici même : sur Alejandra Pizarnik, Sandor Márái ou Takuboku Ishikawa.