Avant sa disparition, Miguel Abensour avait lancé avec des amis le chantier d’une nouvelle revue : Prismes. Théorie critique dont le premier numéro paraît chez Sens & Tonka.
L’émancipation, les utopies, la théorie critique – Adorno, Arendt, Horkeimer, Lefort, Leroux, Levinas, Marx, Rubel, Saint-Just ou Stendhal : le philosophe Miguel Abensour (1939-2017) fut un éveilleur et un passeur incomparable. Les actes d’un colloque dirigés par Manuel Cervera-Marzal et Nicolas Poirier ont parus au printemps 2018 [1]. Le dernier numéro de la revue Lignes, sous le titre percutant « La sommation utopique », publie les articles et hommages rendus au CNL et au Collège international de philosophie [2]. Les éditions Sens et Tonka viennent de (re)lancer une « Collection Miguel Abensour » dont la mission est de « poursuivre la publication des inédits ». Ainsi viennent de paraître un essai sur La Boétie prophète de la liberté ainsi qu’une étude de Gilles Labelle consacrée à l’œuvre d’Abensour [3]. Ces volumes permettent de mesurer l’ampleur de l’influence et de la pensée à la fois discrète et rayonnante de celui qui fut aussi le directeur de la collection « Critique de la politique » aux éditions Payot.
Auteur d’une œuvre indispensable pour comprendre et (re)penser le politique, Miguel Abensour fut un actif homme de revue. Sa bibliothèque, dont paraîtra bientôt, aux éditions Sens & Tonka, le catalogue, en contenait près de 1.500. Peu avant sa mort, en avril 2017, il avait ainsi, avec un petit groupe d’amis, lancé le chantier d’une nouvelle revue : Prismes. Théorie critique. Le premier numéro est sorti en mars 2018 aux éditions Sens & Tonka – avec mais après Abensour.
Cette nouvelle revue théorique est élégante ; sa beauté graphique épurée ne cède rien à l’actuelle invasion générale des images. On songera forcément à Libre, la revue dans laquelle Miguel Abensour, Cornelius Castoriadis, Pierre Clastres, Simone Debout, Marcel Gauchet, Claude Lefort ou Kryzstof Pomian publièrent d’importantes contributions entre 1977 et 1980 [4]. L’objectif est, ici, différent. Prismes propose en effet de « faire vivre la manière de penser, les concepts, les intuitions de la première génération de la Théorie critique, aux fins d’analyser notre présent ». Pour le petit groupe de philosophes agrégés autour d’Abensour et de la revue, « l’École de Francfort » – et au premier chef Adorno et Horkheimer, peut fournir la base de départ d’une nouvelle interrogation des enjeux de la pensée politique contemporaine. Le titre lui-même renvoie au livre éponyme de Theodor W. Adorno.
La structure de la revue se veut donc prismatique, et donne une juste idée du « micro-climat » qu’elle propose de créer et de préserver. Après la présentation, figure une note retrouvée dans les papiers de Miguel Abensour [5], un bref « projet éditorial » dans lequel, en quelques lignes, tout est dit : « les prismes de la Théorie critique ne sont pas les lunettes de la philosophie », ils « révèlent un autre paysage mental ». La question politique surgit immédiatement – avec un grand entretien, une forme de dialogues parallèles entre les collaborateurs de la revue où chacun interroge le lien entre théorie critique et politique, à partir de quatre points de réflexion proposés par Miguel Abensour. L’animateur de la collection « Critique de la politique » s’était opposé aux tendances contemporaines visant à établir une alternative entre philosophie politique et théorie critique. Or, la philosophie politique est présente dans la théorie critique – en particulier au travers du « choix du petit », revendiqué par les Minima moralia d’Adorno. Les six interventions approfondissent la réflexion sur cette « tentative de penser la politique du côté du petit ».
Dans la rubrique « Contributions », chaque membre de la revue donne un article mettant en œuvre les perspectives tracées dans le dialogue liminaire. Dans « la radicalité contre le progressisme », Miguel Abensour creuse le parallèle entre Rousseau et Adorno, Katia Genel interroge de son côté les « logiques ambivalentes de l’émancipation », Michèle Cohen Halimi revient sur la notion particulièrement actuelle de « potentiel fasciste », Géraldine Muhlman critique le « triomphe très suspect de René Girard » enfin, Gilles Moutot dresse une analyse d’Adorno en « sociologue de l’intervalle ». Dans des « caprices bibliographiques continués », Anne Kupiec revient sur les changements frappant la matérialité des livres. Son article reprend les analyses d’Adorno sur la mutation des livres « qui ne ressemblent plus à des livres » (Notes sur la littérature) et propose de l’articuler avec les perspectives ouvertes par Hartmut Rosa sur « l’accélération » contemporaine. Si le livre a cédé du terrain face à la prolifération de ce que Lyotard appelait la « marchandise informationnelle », il demeure un lieu de résistance et de résonnance et maintient la possibilité d’esquisser « d’autres possibles ». Ne peut-on en dire autant des revues, ces autres formes de « caprices bibliographiques » ?
Trois autres rubriques complètent cet ensemble dense et solide : des Minima moralia de Daniel Blanchard et Gilles Moutot ainsi qu’une très utile rubrique de « montage ». Michèle Cohen-Halimi présente la révolutionnaire Ida Mett et propose un parcours dans son livre sur la Commune de Cronstadt, crépuscule sanglant des soviets, initialement paru en 1948 chez Spartacus. Redonner à lire des extraits de ce livre constitue exactement le genre de petite contribution dont le sens porte loin. Enfin, dans « Lecture », la dernière rubrique, Anne Kupiec présente le livre de Simon Critchley sur David Bowie – et c’est encore un bel hommage à Adorno et à la théorie critique de finir ainsi sur une note mêlant musique et philosophie.
François Bordes
[1]. Manuel Cervera-Marzal & Nicolas Poirier (dir), Désir d’utopie. Politique et émancipation avec Miguel Abensour, L’Harmattan, 2018.
[2]. Lignes, n° 56, mai 2018, « Miguel Abensour. La sommation utopique », dossier coordonné par Michèle Cohen-Halimi & Sophie Wahnich.
[3]. Gilles Labelle, L’Écart absolu : Miguel Abensour, et Miguel Abensour, La Boétie prophète de la liberté, Paris, Sens & Tonka, 2018.
[4]. Voir Franck Berthot, « Textures et Libre (1971-1980). Une tentative de renouvellement de la philosophie politique en France », dans François Hourmant & Jean Baudouin (dir.), Les Revues et la dynamique des ruptures, Rennes, PUR, « Res Publica », 2007, pp. 105-129.
[5]. Les archives de Miguel Abensour ont été confiées à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine).