Le Bœuf Monstre no 1

 

Parlons de lieux. Les revues francophones, de création ou de sciences humaines, quEnt’revues recense depuis bientôt quarante ans, sont localisées pour un bon tiers d’entre elles à Paris (36 %) et 9 % en île-de-France (du moins par l’adresse de la rédaction indiquée). L’affinement des localisations montre une concentration dans l’est parisien qui déborde le périphérique. D’autres arrondissements, d’autres quartiers paraissent bien calmes. Aussi, c’est avec étonnement que nous croisâmes Le Bœuf Monstre, venu s’exposer au Marché de la poésie au mois de juin 2024. La revue sortait des presses.

 

Elle indique pour adresse la rue du Javelot, situé non loin de la rue du Disque : elles parcourent le sous-sol du quartier des Olympiades, décor cinégénique d’un film récent de Jacques Audiard. Ce quartier de tours s’est longtemps cherché, a opéré une mue spectaculaire ces dernières années, pour recréer une vie sur cette dalle venteuse, au cœur du quartier chinois historique.

 

Ainsi, l’un des pavillons au toit courbe accueille Lenouvô Cosmos, café-restaurant-cabaret où s’expriment, selon les soirs, musiciens de jazz, performers, drag queens, danseurs, poètes : un mardi par mois, s’ouvre une scène où chacun, chacune peut s’exprimer par un écrit répondant à un thème.

 

La revue compile la collecte de textes déclamés, récités, lus en ces circonstances. La mise en page s’en ressent, qui laisse voir de façon élégante les différentes densités, les différents dispositifs, dans une série de chapitres classés par thème (par soirée) : « Ouverture(s) », « Battez-vous », « Mentir », « Euphorie », « Vacarme », « Les autres », « La honte ». Trois, quatre auteurs, qui parfois reviennent (les membres de la revue), sauf pour « Mentir » qui rassemble dix contributions : ce thème a-t-il plus inspiré les participants ?

 

Le résultat est une revue très plaisante, contenue d’une mise en pages aérée et élégante de Lisa Mocquet : la couverture intrigue, inquiète vaguement (le monstre ?), à l’intérieur, des motifs végétaux souvent ornent les intercalaires sur fond noir, qui délimitent les chapitres, parfois l’on croise une page blanche.

 

Et les textes se succèdent, les langues parfois (l’anglais pour un texte entier : « The Sleepless Voices » de Joh Chancel), ponctuation d’anglais, d’allemand, d’espagnol au « Bureau des plaintes » de Raphaël Sarlin-Joly, les façons d’appréhender les corps, la langue, la vie (« Le drongo menteur et les suricates » de Cyrille Destaing, le programme quasi politique de Ben Ozara « Le Bien et le Mal » (« Les Autres »), l’expérimentation d’Arthur Letertre, « Partition du mouvement “La ceinture blanche” »

 

De courtes notices nous renseignent : beaucoup de ces poètes se sont déjà commis en public, ont publié en revues (Raphaël Sarlin-Joly), tiennent même leur propre scène ouverte (Darius Duranthon).

 

Lenouvô Cosmos, lieu de ces exploits, réussit à créer un univers, par une décoration cosmique, accrochée, alors même que l’on se trouve dans un écart de la ville, que l’on se trouve « hors-sol », ayant du s’élever depuis la rue de Tolbiac, face à l’Université du même nom si prompte à se rebeller.

 

Soucoupe volante ou cabane ? Pagode ou bouge ? Un peu de tout cela sans doute. Il faudra aller y voir, lors d’un de ces mardis, et puis en vérifier l’ouverture. Ces auteurs rassemblés, publiés sont déjà inscrits dans des cercles créatifs, des monades inspirées, d’autres revues. Le Bœuf Monstre, comme lieu littéraire, doit-il sélectionner beaucoup à l’entrée ou laisse-t-il passer le tout nouveau, s’essayer le débutant ?

 

En tous les cas, si l’on peut considérer la revue comme un lieu, celui réserve bien des découvertes, des perspectives : n’hésitez pas à le visiter.

 

Yannick Kéravec