Le dira-t-on jamais assez : la revue Le Débat compte toujours dans le paysage intellectuel français et elle continuera de compter encore, n’en doutons pas. D’abord parce qu’elle reste largement accessible aux non-initiés à tel ou tel sujet. C’est même sa qualité première, dirais-je, que de tâcher le plus possible de se mettre à la portée des non-spécialistes. Quels qu’ils soient, institutionnels ou plutôt francs-tireurs, ses contributeurs savent tout à la fois problématiser et synthétiser, ce qui fait de cette publication un modèle de vulgarisation exigeante. Pour peu que l’honnête homme (comme l’on disait à une époque lointaine) veuille bien faire preuve de bonne volonté, on peut donc faire son miel de tous les dossiers abordés tout au long de l’année, fussent-ils arides ou complexes à l’abord, et lire de bout en bout, ou presque, chaque numéro, sans y rien perdre de ses cheveux et de sa patience. Cette clarté, cette intelligibilité du propos, ce n’est pas rien ; combien de revues d’idées sont tellement jargonneuses et prétentieuses ! Bref, toute livraison de la revue vaut qu’on s’y attarde.
La dernière (no 202), par exemple, mérite quelques signalements. Entre autres choses, on y trouve deux contributions autour de l’école. Dans l’une, Hughes Draelants examine, après, avec et contre Bourdieu, les ambivalences de la critique de la méritocratie. Si imparfait soit-il, ce principe de sélection n’est-il pas à l’école ce que la démocratie est à la politique, soit « le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres ? », se demande ce professeur de sociologie à l’université catholique de Louvain, osant une analogie qui revisite, rappelons-le si besoin est, un mot fameux de Churchill. Dans l’autre, un certain Alain Daziron, professeur d’histoire-géo fraîchement retraité, tire, fort de ses quarante ans de collège, les leçons d’un métier (enseignant) toujours plus sous pression(s) et qui suit des évolutions sinon douteuses, du moins sujettes à caution. « Passeur heureux » quand il était encore en exercice, l’homme a ici la main verte pour ce qui est de participer à « refleurir la pensée de l’école ». Son article tout en nuances fleure bon l’expérience, donc l’intelligence du vécu.
Également au sommaire de ce no 202, deux textes situés aux deux bouts du spectre de la vie : naître et vieillir. En psychanalyste, que l’on sait souvent virtuose, Daniel Sibony se livre à l’exercice tout socratique du questionnement pluriel. Dans le rôle du dialoguiste, il se dédouble pour faire valoir différents points de vue qui interrogent les incidences et les contradictions dont l’ouverture de la PMA aux couples du même sexe serait selon lui porteuse. C’est à l’autre bout de l’existence, si on peut dire, que se situe Pascal Bruckner, puisque réfléchissant, lui, au vieillissement : « L’espèce humaine joue les prolongations (…) comme une permission offerte par le destin. » Comment l’allongement de l’espérance de vie, plus seulement réservé à quelques happy few chanceux à la loterie biologique mais massivement généralisé, ouvre une dimension inédite à notre existence, c’est ce à quoi, philosophiquement, s’intéresse l’essayiste. Dans le style enlevé qu’on lui connaît, il en appelle – parce qu’à 70 ans il s’en approche ? – à une réinvention de la vieillesse. Car la longévité (« nouvelle profondeur stratégique temporelle », dit-il joliment) est une expérience à nulle autre pareille qui oblige à reconsidérer ce qui fait le vif d’une vie.
Ailleurs, et plus densément, une série de textes questionne la recomposition de l’ordre mondial, suivant une tectonique des plaques sino-américaine qui fait déjà et fera encore des étincelles. « Compétition stratégique », la rivalité entre les États-Unis et la Chine, « puissance établie » face à une « puissance ascendante », s’en tiendra-t-elle au seul registre commercial ou doit-on craindre, à terme, plus belliqueuse confrontation ? Un « affrontement direct » comme revenu aux temps où Sparte et Athènes se défiaient en un choc des titans ? Des spécialistes de ces pays – les historiens Jean-Pierre Cabestan, Pierre Melandri, Maya Kandel – exposent différents scénarios et perspectives, sans toutefois vraiment trancher. Seule chose sûre pour l’heure : dans ce duel multidimensionnel (éco-techno-symbolique) des géants et sur fond d’une mondialisation peut-être en fin de cycle (selon l’hypothèse de Michel Guénaire), l’Europe, et singulièrement la puissante Allemagne, cherchent non sans mal à exister, comme l’explique le sociologue Wolfgang Streeck. Toutes choses auxquelles s’ajoute un article de l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger, qui décentre son regard loin de la politique étrangère, son habituel champ de vision, en découvrant, entre fascination et frayeur, les enjeux portés par les développements exponentiels de l’intelligence artificielle. Il nous faudra impérativement la garder sous contrôle, exhorte-t-il, si nous ne voulons pas tôt ou tard être sous le sien : « Notre époque a engendré une technologie potentiellement dominatrice en quête d’une philosophie directrice. » Domestiquer l’intelligence artificielle : un défi technique tout autant qu’un impératif politique.