Pulpeuse dès la couverture d’après Iribe, généreusement illustrée, cette livraison annuelle de la Société des études romantiques et dix-neuviémistes (avec la Lettre de la SERD et la revue Romantisme) tient autant de l’érudition universitaire que du Catalogue des armes et cycles de Saint-Étienne. Une fois le volume en mains, on y entre, comme dans l’ancien catalogue, par tous les bouts, et on ne le lâche plus.
Ici le cabotinage est pris dans son sens propre comme dans ses sens métaphoriques, et l’axiome est posé et réitéré sous le signe balzacien de la Comédie Humaine qui a « monumentalisé le thème » : au XIXe siècle, écrit José-Louis Diaz dans son introduction, « les choses du théâtre (…) ont été projetées au cœur même des comportements sociaux ». La formule brandie dans le titre, « l’universel cabotinage », renvoie au titre d’un article paru dans Le Gaulois en 1881, qui endosse une visée rétrospective : si bien que c’est tout un siècle qui s’y reflète.
Car le cabotinage (ou son doublet cabotinisme, néologisme forgé par ces grands détracteurs que sont les Goncourt et que reprend Barbey, lequel cependant n’est pas en reste en matière d’afféterie…) est partout : bals masqués, salons et cafés littéraires, éditions illustrées, caricatures, puff, blague et réclame, parade de foire, cabarets, gesticulation politique, montée en puissance des journaux, « barnumisation des postures », invention de la photographie… si bien que « le théâtre, quittant la scène, a infusé l’universalité de ses protocoles et de ses impensés à l’ensemble du monde social ».
Des silhouettes sont vivement campées : Julien Viaud alias Pierre Loti par Martine Lavaud, qui montre à quel point l’écrivain réactive les trois acceptions et étymologies contenues dans le mot cabotin – un mauvais acteur, un marin qui fait du cabotage, un homme de petite taille – et cependant s’en éloigne ; les frères Goncourt par Eléonore Reverzy, qui sous leur plume particulièrement artiste dédaignent l’afféterie du cabotinisme ; les grandes courtisanes, dont Nathalie Coutelet relit les mémoires. Des espaces sont explorés et sous nos yeux recomposés – de l’excellent article à la gloire du café Tortoni par Sébastien Baudoin au portrait mélancolique du caboulot du Père Lunette par Jean-Didier Wagneur. L’irruption de nouveaux publics pour le théâtre (« Le peuple est-il cabotin ? », d’Olivier Bara) produit l’essor de nouvelles formes : le spectacle éphémère et accessoire de la parade accouche du personnage de Bilboquet, « directeur désargenté, filou et farceur, d’une infime troupe en haillons » et protagoniste de la pièce Les Saltimbanques de Dumersan et Varin créée en 1838 (Jean-Didier Wagneur, « Les enfants des paradistes »).
Suivant l’usage du Magasin, un artiste du XXIe siècle est sollicité pour parler de son XIXe siècle : ici, le dialogue entre André Velter et Ernest Pignon-Ernest, l’un poète, l’autre plasticien, liés par une longue amitié qui s’est matérialisée en de nombreuses collaborations, poèmes-tracts, affiches, expositions, campe une véritable fresque du XIXe siècle en poésie et en politique, revendiquant à la fois le droit à l’anachronisme et le besoin de jalons – « Pour moi, comme je n’ai pas de saints, il y a des gens qui incarnent un temps, des valeurs, des aspirations, et les poètes jouent ce rôle », précise Ernest Pignon-Ernest.
Les rubriques usuelles, le XIXe en expositions, en spectacles, au cinéma, suscitent le désir de lecture (tiens, ce Quignard qui m’avait échappé, Dans ce jardin qu’on aimait, et qui devient soudain si désirable) et le regret de ce qu’on a manqué – ce Barkouf d’Offenbach monté par l’Opéra du Rhin qui semble absolument épatant.
Le généreux florilège de citations conçu par José-Louis Diaz est hilarant. Les articles d’époque rassemblés par Jean-Claude Yon dans la rubrique « Archives » sont drôlement érudits. On flâne dans les 300 pages de ce Magasine, on s’y promène, on s’y perd, on fait du lèche-vitrine, on y trouve son bonheur.
Les lecteurs de La Revue des revues se passionneront pour l’article de Valérie Stiénon consacré à la maison d’édition Aubert, qui raconte une page significative de l’histoire des périodiques français. Imprimeur puis éditeur, la maison Aubert est aussi, et d’abord, une boutique, fondée en 1829, dotée d’une vitrine où sont placardés caricatures et prospectus, qui au gré des déménagements et des annexes niche toujours au cœur névralgique des passages parisiens, du Passage Véro-Dodat à la Galerie Colbert. Charles Philipon, publiciste intuitif et entrepreneur culturel, comprend la portée du visuel (donc du théâtral au sens étymologique) et s’entoure d’illustrateurs de l’envergure de Grandville, Daumier, Gavarni, Doré et Nadar ; il lance en 1832 le tout premier quotidien français illustré, Le Charivari ; il développe « l’objet papier » dans toutes ses acceptions, et se saisit du procédé lithographique pour inventer une édition illustrée où la primauté du texte ou de l’image se rejoue et se floute indéfiniment. Philipon, et la maison Aubert avec lui, vise le peuple qui se politise et l’amateur d’art dont le goût s’affine, participe à la création du flâneur qu’instantanément il transforme en silhouette, du collectionneur de livraisons et d’estampes, du monomaniaque de l’image qu’est aussi, forcément, le lecteur du Magasin du XIXe siècle.
Enfin, en ces temps d’alarme, on lira avec une attention soutenue l’article de Corinne Legoy consacré au « grand spectacle des bals masqués au XIXe siècle ». Entre refrain daté (« Mon fils, si tu veux réussir/ fais-toi marchand de masques ») et engouement durable, surtout pendant le Second Empire, on apprend tout sur les bals masqués ou costumés, dîners de têtes, tableaux vivants, book-party, sur le pouvoir subversif de ces masques « qui contribuent à diluer la césure entre moments ordinaires de la vie sociale et temps d’exception et de fête », sur la surveillance qui s’exerce, sur le renversement des rôles. On se prend à rêver à « Gustave Doré déguisé en campagne mouillée par la pluie chez le ministre des Affaires Étrangères », ou à ces book-party « où chaque convive est tenu d’arborer un signe particulier qui évoque, à la façon des charades, le titre d’un livre connu ou d’une pièce célèbre. Il peut s’agir d’un simple ornement symbolique (un bouquet de camélias dans les cheveux pour un roman de Dumas par exemple) ou d’un accessoire-calembour – ainsi d’un lambeau de tissu sale pour Salammbô de Flaubert ».
On en prend de la graine. Un magasin où flâner longtemps, vous dis-je.
Isabel Violante
Éditions Champ Vallon
Directeur de publication : José-Louis Diaz
300 pages, 25 euros, 25 x 20 cm