On se souvient de John Hammond expliquant comment on retrouve l’ADN des dinosaures dans un moustique pris dans de l’ambre… Il faut faire travailler ses méninges pour imaginer un rapport entre Jurassic Park et Mirabilia… Il aura fallu attendre beaucoup moins longtemps pour retrouver cette excellente revue que pour voir renaître les mastodontes de la préhistoire…
Deux ans ce n’est pas la mer à boire se dirait-on… Ce n’est rien comparé aux grandes ères planétaires… Mais nous étions, tous lecteurs un peu sensibles ou curieux, un peu attristés par l’arrêt après le n° 12 à l’automne 2017 d’une revue d’une grande qualité – et plastique et littéraire qui fonctionne sur une combinatoire de textes, de formes, de disciplines qui soudainement, au prétexte d’un thème, d’un mot, se rassemblent avec une certaine grâce. C’est une revue pisteuse. On y progresse comme au hasard d’un chemin qui provient de la forme même du paysage qu’il traverse ou partage.
Comment reprendre une revue, relancer une publication ? Recommencer là où l’on en était, suivre un chemin déjà ouvert, remettre tout à plat, changer de fond en comble ? Faire un pas de côté ou revenir vers ses bases ? On imagine bien le dilemme des revuistes qui se raccrochent aux branches, relancent la machine, recommencent une aventure… La même et une autre en même temps. L’équipe de la revue choisit d’évoquer une « nouvelle série », tout simplement, la continuation « des vagabondages et célébrations antérieurs de Mirabilia ».
Et ce numéro semble opérer, avec une certaine logique, à une réinscription, une remise sur pieds, un rétablissement. Et comment le faire mieux qu’en choisissant un thème qui obéit au même mouvement qui relie l’idéalité au concret, le représenté et sa réalité… : le corps ! Mais un corps différent, altéré, libre, un corps comme « un livre ouvert ». Et cet objet, l’ultime peut-être, est exploré, comme dans chaque livraison de Mirabilia, au gré d’une variété qui se joue des formes et des temporalités, qui va chercher dans tous les recoins du savoir, des idées, des disciplines, des lieux et des textes, des espèces d’incarnations exemplaires de son sujet.
Le corps ici sera autant une pure forme projetée que le réceptacle d’une métaphysique, il sera tout autant corps qu’anticorps, incarnation absolue que mouvement presque impalpable. Ce n’est pas un hasard si le numéro s’ouvre sur la divagation de Damiel, l’ange des Ailes du désir de Wim Wenders, qu’incarnait Bruno Ganz récemment disparu. On y entend une fois encore la parole obstinée et divagante de cette créature égarée qui se rêve dans le monde vraiment. Il aimerait, dit-il, « ne plus éternellement survoler », confiant à son acolyte : « j’aimerais sentir en moi un poids qui abolisse l’illimité et m’attache à la terre ». Et cette nouvelle livraison semble vraiment obéir à cette définition par le corps de notre identité, de nos croyances, de nos idées, de notre mémoire…
Le corps semble une limit. Il n’en est rien nous rappelle Anne Guglielmetti (animatrice de la revue), au contraire, « un corps humain déborde ses propres limites » ; il constitue la relation avec l’esprit, il est la base du monde. Ce 13e numéro de Mirabilia, comme toujours, semble obéir à la dynamique apposée du texte de Malcolm de Chazal (à son propos, lire le récent numéro d’Europe n° 1080, ce mai), sorte d’hymne (magnifiquement imprimé sur un tableau du Douanier Rousseau) qui rend hommage aux sens. Car le mouvement de la revue relève probablement d’une capillarité voisine, qui nous fait passer d’un espace de pensée ou de représentation à un autre.
On passe ainsi de Peter Handke à Primo Levi ou D. H. Lawrence. On envisage le corps de bien des manières, l’observant sous des angles bien contradictoires. Ce numéro consiste en une exploration. Celle d’autres cultures, kanak et suris par exemple, avec le texte passionnant de Maurice Leenhardt ou les très belles photos prises par Hans Silvester de ces Ethiopiens qui peignent leurs corps. On ne saura s’il faut abolir ou reconnaître le lien entre le corps et l’esprit, en tout cas la figuration et la compréhension de ce lien semble au cœur de nos existences et de nos sociétés. Le corps se montre, s’impose, s’exprime, se partage. On lira ainsi avec grand intérêt le long entretien qu’accorde à Mirabilia le danseur et chorégraphe Dominique Dupuy qui partage une conception de la danse, du mouvement, qui s’éprouve dans la vie, dans la pratique.
C’est sans doute dans cet éprouvement du corps que réside l’intérêt de ce numéro, dans la manière qu’il a de nous rappeler que le corps n’est ni abstrait, ni idéal, qu’il s’examine toujours davantage, qu’il n’existe que dans la prospection permanente que l’on accepte d’en faire, avec lucidité. C’est à une bien belle aventure que nous invite ce numéro de reprise d’une revue qui nous manquait.
Hugo Pradelle
NB :
L’équipe de Mirabilia présente ce numéro
à 20h le mardi 25 juin à la librairie l’Atelier,
2 bis, rue du Jourdain, 75020, Paris