Les îles convoquent des imaginaires, répondent à des pulsions ou à des angoisses. Ce sont des retraits, on s’y loge, comme à côté du monde, du réel, de la vie. On y gagne en même temps que l’on y perd quelque chose. On fait un pas de côté, on s’extrait d’une communauté, on s’inscrit dans un paysage qui fait de la limite son trait essentiel. Immédiatement, pour chacun, des images s’imposent dans une sorte de désordre assez excitant, de L’Île de Pavel Lounguine à celle de Robinson (dont un volume enfin complet vient de paraître dans la Pléiade), des errances d’Ulysse bien sûr à l’exil de Napoléon sur l’île de Saint-Hélène ; on pense à Capri, Tibère, la villa Malaparte où Godard a tourné Le Mépris, à Hugo à Hauteville House… Ainsi, l’île informe un retrait, un lieu de libération ou d’enfermement, un espace qui s’apparente à un exil, intérieur, symbolique ou physique, qui fait que l’on se scinde – entre deux identités, deux réalités, deux paysages, deux socialités…
Cela n’a pas échappé à l’équipe de Bivuak qui, pour son deuxième numéro, s’empare de cet espace singulier, extérieur de l’extérieur en même temps que centre, lieu contradictoire, comme enfermé dans un paysage qui l’ouvre sans fin. L’île est un paradoxe qui donne à sentir, percevoir, éprouver la différence. Ce numéro en série les expériences, les stigmates, les géographies, cartographie les expériences qui y naissent, en explore les possibles.
Un numéro qui se pense comme une série de possibles. Bivuak n’est assurément pas une revue obtuse ou circonscrite. La volonté d’ouverture, de grand angle apparaît évidente, assumée. On se trouve du côté de l’expérience, totalement. Le but de cette revue n’est pas de penser, d’imposer une conceptualité ou de discourir. Elle consiste au contraire en un empilement varié, hétérogène, d’expériences. Et, ce faisant, elle en admet à la fois la diversité et les disparités. On s’attachera à telle contribution plutôt que telle autre, on les jugera par moments inégales, vraiment. Mais peu importe car ce qui compte ici, c’est une pluralité, une plasticité, une capacité d’accueil.
Bivuak peut s’appréhender à la manière d’un horizon. Il s’y loge toutes les contradictions de l’expérience et de la découverte. Ainsi, au gré de contributions, testimoniales le plus souvent, on traverse des instantanés d’existences qui ne sont pas univoquement pris pour ce qu’elles sont mais parce qu’ils s’inscrivent dans une réalité, tout à la fois physique et mentale. Bivuak organise une géographie de l’extérieur à l’intérieur. On s’y glisse au plus près de gestes, de vies, de moments qui se cherchent un partage. La revue l’organise, le rend possible, le transmet.
D’une grande beauté visuelle, Bivuak collecte des expériences et des formes. Plastiques, écrites, autant. C’est une revue qui accompagne le récit de formes visuelles, qui choisit la variété – œuvres d’artistes, photographies, plans, dessins, esquisses… – pour fouiller une question sans jamais chercher à la conceptualiser. Cette méthode et ces choix empiriques ont certes leurs limites évidentes, mais ils permettent de faire de la revue une sorte de réceptacle d’une grande souplesse dans lequel on peut se tailler un chemin propre.
En fonction d’une dilection plus ou moins grande ou pour l’image ou pour le texte, qu’on s’intéresse au récit de voyage, au témoignage, ou pas vraiment, on se laissera surprendre par des moments livrés pour ce qu’ils sont. L’installation pendant un an d’un marin corse sur l’île bretonne de Stagadon alors que sa vie fout le camp, le récit d’une journée dans l’archipel des Kerguelen à 12 470 km de Paris. On suit ainsi une jeune femme dans ses expériences avec la nature en Islande et les texte un peu poétiques qu’elle en tire, on découvre une autre Nouvelle-Zélande ou on fait un trajet en kayak, on fait du surf ou on observe de minuscules animaux fluorescents qui dérivent… On regarde des images, certaines très fortes. En particulier, les hallucinants pastels hyperréalistes de Zaria Forman qui saisissent une forme de violence, d’intensité de la matière, du froid, qui expriment quelque chose de vital, de fort, sur l’incongru de formes qui rompent quelque chose du réel, en rappellent la brutalité, la force, l’incommensurabilité.
On aura compris que Bivuak invite à des formes d’expériences qu’il faut traverser, accepter d’accompagner, avec toutes les indulgences que l’on a pour la vie, ses contradictions, qu’on y découvre des images fortes, qu’on s’y invente, pour soi-même, un lieu de retrait, une île.
Hugo Pradelle.