Ce compte rendu n’est pas sans me rappeler la revue Geste [ISSN 1774-8631], dont je rendis compte dans La Revue des revues no 36, en 2005 (déjà !).
Des Pages de Bretagne ? Le titre est déjà pris (par Livre et lecture en Bretagne). Alors il sera simple, dénotatif : il évoque la légèreté, la vibration. Une revue de papier en est constituée : les feuilles nous arrivent ce printemps. 11,5 x 20 cm : ce serait la taille d’une feuille de châtaigner. La couleur du limbe, pardon !, de la couverture est tendre, verte : une ligne rouge, tracée à la main, distinguant chaque exemplaire, la parcourt, nervure ou veine, ruban. Elle est publiée par Rhizome (qui désigne une tige souterraine – végétal, encore).
Cette revue suspensive qui nous vient du Morbihan ne va pourtant pas filer la métaphore comme La Garance voyageuse ou Jardins. Elle se constitue à partir d’un monde étonnant : celui du cirque, du spectacle.
Son initiatrice, Chloé Moglia, dirige la compagnie circassienne Rhizome, ou elle développe de la suspension lente, discipline traditionnellement associée à la force, à la masculinité.
Inventant le support – la Spire –, où ses acrobates, toutes femmes, vont évoluer, elle interroge son art dans sa pratique. Ce support est évoqué, construction particulière, simple, mais non représentée (cependant immédiatement visible sur la toile, pour les impatients).
Ce n’est pas un programme de spectacle : les trente-six pages soigneusement mises en forme par Florence Boudet (qui se risque à une illustration en double page, presque au centre, et s’en tire très bien) accueillent les mots et les dessins de Chloé Moglia qui enluminent certains textes, le sien et ceux de quatre auteurs invités à s’exprimer à partir de son art. Ces écritures développent une vision du monde, un rapport au corps et/ou à l’espace très différents.
Dans un avant-propos, Étienne Klein rappelle la science, évoque Einstein et Galilée, considère masse et poids, gravité et pesanteur, arrive à l’impesanteur.
Mélanie Jaouen, jeune écrivaine, parle des mains, les mains des femmes de ce coin de Bretagne, pas le plus touristique, mains et corps de l’agricultrice, de l’ouvrière, mains fortes et travailleuses comme celles des artistes que l’on voit échafauder leur outil, et œuvrer en s’accrochant, au bord de la rupture, force et fragilité dévoilées dans le même instant, ce qui en fait la grâce [c’est moi qui l’écrit].
« En vivant l’expérience d’être là, libres et en mouvement, elles rompent avec l’assignation des femmes à leur corps-objet. Voilà pourquoi il n’est pas question de grâce, ni de chorégraphie et encore moins de lyrisme. C’est autre chose qui se déploie […] » Ce sont les mots de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie qui a passé une semaine accueillie par la compagnie, résidence compréhensible : son travail porte sur le corps féminin. Les pages qu’elle livre ici sont denses, riches d’observations, d’admiration, de réflexion aussi, articulées sur le collectif, la féminité, la solidarité, ancrées (suspendues ?) à la question « c’est quoi être là-haut ? » posée par une artiste, Chloé, ramenant à l’être-au-monde (du dedans : les sensations du corps dans ce dispositif particulier ; dans le groupe : le travail en commun à l’œuvre ; du dehors : « sous » les regards du public). Il en ressort de la puissance, de la liberté. De la joie.
L’apport de David Lebreton, anthropologue et sociologue, est dans le droit-fil de ses domaines de recherche : les conduites à risque. Aussi c’est du vertige qu’il nous entretient, dans six pages où l’on croise Gaston Bachelard, les indiens Mohawk aux États-Unis, Goethe à 20 ans, en 1770, Philippe Petit, auteur d’un Traité du funambulisme et pour finir Jules Verne car le Voyage au centre de la terre se prépara en haut d’une tour de Copenhague, pour « prendre des leçons d’abîme ».
La revue se referme sur un texte de Chloé Moglia, autour du risque. Elle nous montre son amour des mots (elle intervient d’ailleurs dans les pages, soulignant, commentant ses invités), la réflexion qu’elle mène sur sa pratique et beaucoup d’humour, pour une « artiste suspensive, apprentie guenon, chaussette ». Pour la paraphraser, les feuilles,
Ça
Tient.
Un talent certain est d’avoir su réunir ces auteurs, apportant chacun un regard particulier sur cette pratique peu commune, et puis celui de bien s’entourer pour concrétiser la revue (jusqu’au détail de couverture, numéro en suspension !). Souhaitons que de prochaines saisons verront rassemblés d’autres textes aussi plaisants, militants, puissants, gracieux, par des auteurs aussi singuliers.
Yannick Kéravec