Après les diaristes suisses, place aux belges. Précédemment, c’était dans le n°43, Les Moments littéraires nous avaient en effet gratifiés d’un excellent numéro (Jaccard, Meizoz, Ramuz, Roud…) placé sous le signe de l’incontournable Genevois Henri-Frédéric Amiel, diariste prolixe s’il en fut. Cette fois ce sont, connus ou non, des contributeurs originaires de Belgique que la revue donne à lire et à voir. À voir, oui, aussi, car il y a des écrits intimes, ou « égodocuments » comme dit le critique Marc Queghebeur, introducteur de ce copieux volume, qui recourent au dessin et à la photographie. Pour faire la liaison entre la livraison suisse et la présente, belge, on pourrait citer André Leroy*, qui s’est éteint l’année dernière, et qui était un fin connaisseur d’Amiel au point de lui consacrer deux ouvrages : « Un homme qui épluche pareillement sa vie, est-ce possible ? », s’interroge-t-il en 1950, alors en pleine lecture du Journal monumental du graphomane suisse. Plus près de nous, Stéphane Lambert, Diane Meur et Lydia Flem questionnent eux aussi leur façon d’être au monde. Chez Lambert le polygraphe, le carnet a quelque chose d’une mercerie des rêves, qu’il alimente régulièrement, surtout en plein confinement : « Écrire ces rêves, c’est comme dérouler le fil d’une pelote et y découvrir une seconde matière cachée ». Pour la romancière Diane Meur, la tenue d’un carnet apparaît comme une pratique anachronique : « Lire un livre de philosophie, réfléchir, prendre des notes dans un carnet en vue de (peut-être, un jour) en tirer quelque chose, recopier à la main certaines phrases marquantes, tenter de m’analyser, acheter des cartes postales pour deux amis chers… tout ça sent terriblement le XXe siècle », écrit-elle en 2017**, sans qu’on sache vraiment si elle déplore ou non ce décalage avec l’époque, lors d’un séjour à Londres. Quant à Lydia Flem, qui partage ses activités entre la psychanalyse, l’écriture et la photographie, la création a une fonction de préservation mentale, disons (« Créer pour se réapproprier son propre espace psychique »).
Les textes de Caroline Lamarche (son épigraphe nous ramène d’ailleurs à Amiel, encore…) et Laurent Demoulin (conservateur, à Liège, du Fonds Simenon) sont traversés, eux, par une tension familiale. Tous deux consacrés à leur enfant respectif, il s’agit là de témoignages prenants et touchants. Ici l’évocation d’une fille gravement malade qui veut voler de ses propres ailes et là celle d’un garçon autiste donnent lieu à des lignes fortes… Sous la plume d’Henry Bauchau (1913-2012), dramaturge qu’on ne présente plus, la tension est d’une autre nature. Dans ses carnets se font entendre des difficultés matérielles et morales. Nous sommes au tout début des années 50 et l’homme approche alors de la quarantaine : c’est un « orgueil de se croire apte au bonheur suprême », écrit-il à cette époque réfléchissant à « la vocation spéciale des créateurs ». « Notre voie est d’effort et d’agitation mais aussi d’humilité. Accepter les contradictions du bonheur et de l’œuvre », dit-il encore. Dans ses pages inédites, il parle aussi des « pointes imprévues du désir » (comme chez Leroy) ou du magnétisme des songes (comme chez Lambert). Bauchau donne aussi un aperçu du travail non pas théâtral mais poétique qui l’occupe alors essentiellement, lequel lui procure de trop fugitives sensations d’harmonie avec le monde. Les conditions de la création, on en a un tout autre exemple avec Luc Dardenne. Le lecteur pénètre dans l’atelier mental du cinéaste, tout de suite captivé par les questions que suscitent les logiques propres au récit filmique. Concrètement, on découvre ses notes de travail de 2014 en vue du tournage de La Fille inconnue (avec, dans le rôle-titre, Adèle Haenel). C’est toujours intéressant de s’immerger dans cette sorte de cinéma intérieur, d’entrer dans la tête d’un réalisateur, de voir comment son projet évolue, comment naissent images, cadrages, repérages…
Il y a aussi des contributions qui nous font voir du pays. Avec le haut magistrat Maurice de Wée (1891-1961), l’écrivain Luc Delisse (né en 1953) ou encore le chanoine François Houtard (1925-2017), on se délocalise respectivement au Caire, à Catane et dans les environs de Saïgon. On passe de l’ambiance des années 20 en Égypte à une histoire d’amour qui tourne mal en Sicile, non sans avoir fait un détour par le Vietnam de 1968 à l’époque de la campagne du Têt, cette vaste offensive militaire des forces nationalistes contre les Américains… On ne parlera évidemment pas de l’ensemble des contributeurs de ce numéro, une vingtaine en tout (dont Maurice Maeterlinck, Sara Huysmans, Marcel Lecomte, etc.). Signalons tout de même, d’un mot, la particularité des contributions d’Anne de Gelas et Paul Mahoux, celle-ci donnant un journal photographique (une série d’autoportraits) et celui-là exposant le contenu d’un carnet Moleskine dans lequel textes et dessins saturent tout l’espace de la page. Avant d’achever cette chronique, on ne peut pas ne pas indiquer enfin que la réalisation de ce numéro n’aurait pu afficher une si bienvenue diversité sans la collaboration fructueuse que Gilbert Moreau, le directeur des Moments Littéraires, a nouée avec les Actualités du Patrimoine Autobiographique et les fonds des écrivains des Archives & Musée de la Littérature. On se demande d’ailleurs combien d’autres précieux et inédits manuscrits dorment encore dans ces institutions culturelles belges. Et on se prend à rêver ; peut-être que de futurs numéros des Moments littéraires (ou d’une autre revue, aussi bien) viendront à leur tour réveiller tout un patrimoine endormi…
Anthony Dufraisse
* D’abord tenté par le séminaire, André Leroy fera, après des études de philosophie et de droit, carrière dans les assurances. Son journal commence l’année de ses 18 ans ; la veille de sa mort à 93 ans, il le tenait encore…
** Cela m’a remis en mémoire une formule de Yannick Haenel qui, dans un numéro de Recueil (le 33, hiver 1994-1995) parlait de « la communauté mélancolique de ceux qui prennent des notes ». Diane Meur, sans nul doute, la ferait sienne.